Clara Delpas
L’ONG Foodwatch, l'application Yuka et la Ligue contre le cancer ont, en novembre 2019, lancé une pétition demandant l’interdiction des nitrites dans la charcuterie. Mais les centaines de milliers de signatures n’ont rien fait bouger : la ministre de la Santé d’alors, Agnès Buzyn, s’est contentée de citer le dernier avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Et selon cet avis, qui datait de 2017, les limites fixées à l’industrie alimentaire depuis 2010 protégeaient suffisamment les consommateurs.
Depuis, des élus sont passés à l’action : en mars 2020, une mission d’information parlementaire a été lancée, afin « d’éclairer les consommateurs et les législateurs sur les risques et les alternatives aux sels nitrés » . Placée sous l’égide de Richard Ramos, un élu MoDem très motivé par la cause – en octobre 2019, il avait déjà proposé, sans succès, un amendement visant à taxer les produits nitrés –, cette mission a rendu son rapport début 2021. Elle préconisait d' « interdire l'utilisation des additifs nitrés dans la charcuterie à compter du 1er janvier 2023 pour les produits à base de viande non traités thermiquement (jambon cru par exemple) », et « à compter du 1er janvier 2025 pour l'ensemble des produits de charcuterie » .
Les nitrites sont des additifs principalement utilisés par l’industrie agroalimentaire : jambon blanc, saucisses, corned-beef, viandes en conserve, préparations et sauces à base de viande, pas moins de 75 % des produits carnés transformés en contiennent (mais pas l’andouillette, l’andouille, les rillettes et le jambon de Parme, ni les saucissons ou les jambons crus ou cuits préparés de manière traditionnelle).
Sur les étiquettes, on les repère par leurs noms de code d’additifs : E249 (nitrite de potassium), E250 (nitrite de sodium), E251 (nitrate de sodium) ou E252 (nitrate de potassium), ou encore sous forme de « bouillon de légumes » ou de « jus de céleri ». On les soupçonne déjà depuis plus de quarante ans d’être nocifs pour la santé : dans nos intestins, ces nitrites se dégradent en nitrosamines, des composés qui peuvent être cancérogènes...
En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), instance qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a classé la charcuterie (viande transformée) comme cancérogène certain (groupe 1), tandis que la viande rouge était classée comme « cancérogène probable » (groupe 2A)... Or si la charcuterie, qui contient des nitrites, est plus cancérogène que la viande rouge, qui n’en contient pas, c’est bien que les nitrites y sont pour quelque chose ! D’ailleurs, une vaste revue de la littérature scientifique menée par l’institut britannique pour la sécurité alimentaire mondiale (Institute of Global Food Security) et parue dans la revue Nutrients en novembre 2019 a conclu qu’il existe bien un lien entre la consommation de charcuterie aux nitrites et l’apparition du cancer colorectal…
Évidemment, les charcutiers-traiteurs industriels ne sont majoritairement pas d’accord pour revoir leurs pratiques (même si certains ont commencé à le faire). Ils arguent que le cancer est une maladie plurifactorielle qui ne saurait être liée qu’à la consommation d’un seul aliment. Ils refusent aussi d’admettre une éventuelle dangerosité des nitrites, ou expliquent qu’il n’y en a pas que dans la charcuterie, mais aussi dans les légumes, dans l’eau et dans les céréales. Enfin, selon eux, il est impossible de s’en passer, car ce sont de puissants agents antibactériens qui permettent d’éviter le botulisme, mortel, ou la salmonellose. Les interdire exposerait, dans cette logique, le consommateur à des risques bien plus terribles que celui de développer un cancer. Sans compter que la durée de conservation du jambon – qui ne serait alors même plus rose, mais gris – passerait de 21 à 8 jours : de quoi menacer, selon les industriels, toute la filière, et les nombreux emplois qu’elle génère !
Réunis en une fédération (la FICT), ils ont mené plusieurs offensives : d’abord, des actions en justice contre Yuka (l’application mobile qui note la qualité nutritionnelle des aliments) pour des « allégations trompeuses » qui figurent sur les fiches liées à leurs charcuteries et qui leur porteraient préjudice en « désinformant le consommateur ». Yuka a été condamnée à de lourdes amendes et a dû retirer son lien vers la pétition citée précédemment. La FICT a également créé un site Internet d’« information » sur les nitrites, qui renvoie notamment à la conclusion d’un rapport de l’Académie d’agriculture de France paru fin novembre 2020 avançant que « le risque soupçonné d’augmentation du cancer colorectal lié à l’utilisation des nitrites comme additifs dans les charcuteries aux doses autorisées par la réglementation n’est pas scientifiquement établi par les études toxicologiques et épidémiologiques disponibles à ce jour » . Mais on notera que les membres de cette académie ne sont pas tous vierges de liens d’intérêt avec l’industrie agroalimentaire, comme l’a rappelé Mediapart ... Enfin, les membres de la FICT envoient régulièrement des lettres de « pression » aux députés, un lobbying largement dénoncé par Richard Ramos dans les médias…
Bilan : la « loi nitrites », votée par l’Assemblée le jeudi 3 février 2022 (à quatre-vingt-treize voix contre une, et une abstention) ne contient finalement aucune mesure restrictive, se limitant à… prévoir un calendrier afin de décider des mesures à prendre ! Elle est à ce jour toujours en relecture au Sénat, mais risque de finir aux oubliettes, si ce n’est pas… en eau de boudin !
Il faut dire que le rapport d’expertise de l’Anses (l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a enfin paru, ce 12 juillet 2022. Et il était très attendu. Annoncé initialement pour juin 2021, il avait déjà été repoussé deux fois.
Que dit ce rapport de l’Anses ? Tout d’abord, il pointe les risques liés à la consommation alimentaire de nitrates présents dans les légumes, les céréales ou encore dans l’eau potable. Il réaffirme l’ intérêt et la nécessité des additifs nitrés (nitrate/nitrites) pour garantir la sécurité des consommateurs de charcuterie. Et même s’il rappelle que la règle doit être « le moins possible », il conclut qu’il n’est pas en l’état nécessaire de réviser les normes actuelles concernant les additifs nitrés. Exit même, tout l’intérêt des produits « sans nitrites ajoutés » : remplacer ces maudits nitrites par du bouillon de légumes n’amoindrirait pas les risques, puisque ces légumes sont… riches en nitrates !
Bien sûr, les nitrites de la charcuterie sont et resteront cancérigènes. Mais il n’est désormais plus question de les interdire ni même de recommander leur réduction. C’est aux consommateurs et à eux seuls de se prendre en main, en faisant attention à ne pas en manger trop (pas plus de 150 grammes de charcuterie par semaine, donc) !
Le gouvernement s’est empressé de communiquer, suite aux recommandations de l’Anses, sur un futur plan d’action coordonné « afin d’aboutir à la réduction ou la suppression de l’utilisation des additifs nitrés dans tous les produits alimentaires où cela est possible sans impact sanitaire ». Une promesse facile à faire puisque cette réduction semble, d’après l’agence et dans la majorité des cas, non souhaitable.
Cette dernière encourage en revanche la révision des pratiques de l’élevage intensif, de l’épandage d’engrais azotés et de lisier ou encore l’obligation pour les distributeurs de délivrer une eau potable conforme (les teneurs en nitrates dépassent encore par endroit 50 mg/l). Autant de préconisations qui, tout simplement parce qu’elles débordent largement de la question des additifs alimentaires, risquent fort de ne pas être suivies d’effets !
Référence
"A Review of the In Vivo Evidence Investigating the Role of Nitrite Exposure from Processed Meat Consumption in the Development of Colorectal Cancer", Nutrients, 2019. 5;11(11):2673 ( 11/ 2019). doi: 10.3390/nu11112673