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« Big Tobacco organise la remise en cause permanente des données de la science »

Olivier Milleron est cardiologue. Il est auteur de l’essai « Pourquoi fumer c'est de droite » (éditions Textuel). Derrière son titre provocateur, ce livre documenté fourmille d'anecdotes et de faits pour le moins dérangeants sur Big Tobacco, une industrie aussi destructrice que sans scrupule. Sa lecture donnera à tout à chacun de nouvelles bonnes raisons d'arrêter de fumer, et ceci quel que soit son bord politique ! Olivier Milleron répond cette semaine aux questions d'Alternative Santé.

Lucie Tourette

Dans votre livre, vous expliquez que le rôle néfaste du tabac sur la santé est connu depuis bien longtemps, pourtant il y a toujours plus de fumeurs. Vous-mêmes, étant cardiologue, vous avez longtemps fumé… Qu'est-ce qui séduit les fumeurs ?

On sait clairement que la cigarette est un concentré de toxiques et de substances cancérigènes. La moitié des consommateurs réguliers vont mourir de cette consommation. La cigarette est responsable de cancers du poumon, de la langue, de la gorge, de la vessie. Elle bouche les artères, provoque des infarctus et de l’artérite des membres inférieurs... Voilà ce qu'on sait : c’est indiscutable, reconnu par toute la communauté scientifique, et même par les vendeurs de cigarettes. Alors pourquoi est-ce qu'on fume malgré tout ? Parce que la nicotine est une substance très addictive qui entraîne une dépendance physique très forte. Le taux de rechute des fumeurs qui arrêtent la cigarette est presque le même que celui des consommateurs d'héroïne. L'industrie du tabac continue d'essayer de faire fumer les jeunes. Car plus on commence jeune, plus on devient accro. On peut tous se retrouver dans une image qu'a pensé l'industrie du tabac pour nous convaincre de fumer. Au début, on commence pour faire comme les autres, comme les grands, comme le cow-boy Marlboro. Les « big Tobacco » ont tout fait pour associer le tabac à la réussite. Des acteurs ont même été payés pour fumer. On ne fume pas parce que c'est bon. Il n'y a pas de gens qui se réunissent pour goûter les Lucky Strike ou les Marlboro de telle année. On commence à fumer à cause du marketing. Et on continue parce qu'on est accro.

Quand et comment est née l'industrie du tabac ? Comment a-t-elle ensuite conquis le monde jusqu'à devenir un produit de grande consommation ?

À la fin du XIXe siècle, un jeune mécanicien nommé James Bonsack conçoit une machine capable de produire 120 000 cigarettes par jour. Jusque-là, les cigarettes étaient roulées à la main par des ouvrières qui en fabriquaient 200 par jour. L'usine de Bonsack se retrouve alors avec un stock énorme, sans demande particulière pour un produit qui sent mauvais et donne envie de vomir lors de son premier usage. Pourtant, la cigarette va devenir en quelques années un produit de grande consommation. Dans une famille qui possède une entreprise de tabac à rouler à Durham, en Caroline du Nord, le petit dernier, James Duke, décide alors d'investir dans la publicité et le marketing. Il achète des espaces publicitaires dans des journaux, offre aux débitants de tabac des chaises sur lesquelles est inscrit le nom de sa marque, et fait insérer des cartes représentant des femmes dénudées dans les paquets de cigarettes. Et ça marche du tonnerre ! Les ventes de l'entreprise vont passer de trente millions de cigarettes en 1883 à cent millions à 1884. L'industrie du tabac est précurseure dans l'utilisation de la publicité de masse.

Vous décrivez dans votre livre la force de frappe des « Big Tobacco » qui, grâce à leur puissance financière, s'offrent depuis leurs débuts les services de communicants, mais aussi de médecins.

Au début des années 1950, lorsque l'industrie du tabac constate que les preuves scientifiques de la dangerosité de la cigarette sont de plus en plus nombreuses, elle fait appel au cabinet de conseil en communication Hill and Newton qui propose la stratégie suivante : au lieu de dénigrer les arguments scientifiques, il faut instiller le doute, dire que « certes, mais c'est un peu plus compliqué ». Les industriels du tabac deviennent un groupe de pression qui organise la remise en cause permanente des données de la science. Dans une tribune qu'ils font publier dans 448 journaux américains le 4 janvier 1954, ils expliquent ainsi qu'il existe beaucoup de causes possibles du cancer du poumon, qu'il n'y a pas de consensus scientifique sur ses causes, et qu'il n'existe aucune preuve scientifique que la cigarette est responsable du cancer du poumon. Cette « stratégie du doute » est une incroyable réussite qui a permis aux industriels du tabac de nier, jusqu'au début des années 1990, le lien entre tabac et cancer.

En quoi cette industrie est emblématique de notre fonctionnement mondialisé et néfaste pour l'environnement ?

Ces entreprises de pays riches ont basé leur production dans des pays où les règles environnementales et sociales sont moins contraignantes. Le tabac est une plante qui pousse comme du chiendent et peut être cultivée à peu près partout dans le monde. Cependant sa culture nécessite beaucoup de main-d'œuvre et de temps tout au long de l'année. C'est un travail fatigant, dangereux et pénible. Les paysans qui manipulent les feuilles de tabac à mains nues sont de surcroît exposés à un risque d'intoxication aiguë à la nicotine, particulièrement les enfants. Du fait d'une plus petite taille, ils concentrent plus de nicotine. Les symptômes associent nausées, vomissements, mal de tête, etc. L'Observatoire international du travail (OIT) constate que dans les communautés pauvres qui cultivent le tabac, le travail des enfants est très répandu. En 2011, on estimait que plus de 1,3 million d'enfants de moins de 14 ans travaillaient dans les champs de tabac.

Les différents composants sont ensuite transportés par camion et bateau vers les usines situées aux États-Unis et en Europe à des milliers de kilomètres des lieux de culture. Entre le transport et la transformation, on estime que les Big Tobacco rejettent chaque année autant de CO2 que le géant du pétrole Exxon, soit l'équivalent de trois millions de vols transatlantiques par an. Une fois la cigarette consommée, le mégot devient le déchet le plus jeté au monde ; bourré de toxiques et de cancérigènes répandus dans les sols et l'eau. La cigarette est aussi responsable d'un tiers des incendies domestiques, et de nombreux feux de forêt. Et je ne parle même pas du bois utilisé pour produire les allumettes, ou du plastique qui sert à fabriquer les briquets. À toutes les étapes de la production, c'est une catastrophe. Ces industries génèrent des profits énormes au bénéfice de grandes multinationales qui se placent au-dessus de certains pays en termes de puissance économique.

Pour qui avez-vous écrit ce livre ?

Pour des gens que j'aime et que je veux convaincre d'arrêter de fumer. Moi, j'ai arrêté de fumer parce que j'avais peur de mourir, mais je vois beaucoup d'amis continuer à le faire. Je veux les convaincre d'arrêter de fumer pour des raisons politiques. La cigarette est un symbole du capitalisme : à partir d'un produit pour lequel il n'y a pas de besoin ni de marché, on crée un besoin, qui devient addictif. Les profits sont énormes pour les cigarettiers. Et la pollution, les maladies, le traitement des déchets, ce qu'on appelle avec pudeur les « externalités négatives », sont payés par la société. Aujourd'hui, il faut que l'économie de marché soit régulée. Il faut des mesures drastiques pour contraindre ces entreprises. Pour l'instant, c'est nous tous qui payons les conséquences du tabac.

Aller plus loin :

"Pourquoi fumer c'est de droite", éditions Textuel, septembre 2022

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