Élise Kuntzelmann
Cela fait longtemps que je travaille sur le lien entre santé et environnement, comme dans mes films et livres Notre poison quotidien, qui traitent des perturbateurs endocriniens, ou Le monde selon Monsanto, où je montre l’impact des pesticides sur les sols, l’air et l’eau. Mais je n’avais jamais abordé la question de la biodiversité en tant que pilier de la santé. C’est en lisant un article dans le New York Times intitulé " We made the Coronavirus Epidemic ", fin janvier 2020, juste avant le premier confinement, que j’ai découvert l’existence d’une multitude d’études montrant la relation entre biodiversité et santé, d’une part, et entre destruction de la biodiversité et émergence de pandémies, d’autre part. J’ai contacté une centaine de scientifiques – virologues, biologistes, infectiologues, anthropologues, etc. –, en ai sélectionné 62 pour le livre et une quinzaine pour le film. Ils se revendiquent tous d’une nouvelle discipline, l’écologie de la santé, et partagent une vision holistique de la santé.
Mon premier interlocuteur, Serge Morand, est un parasitologue du CNRS qui travaille en Thaïlande. Il m’a mise en contact avec certains de ses collègues, qui ont en commun d’être des scientifiques indépendants œuvrant pour l’intérêt général, sans intérêts privés. Un scientifique indépendant est quelqu’un dont la rémunération ne dépend pas des résultats de ses études. Cela évite les conflits d’intérêts…
La biodiversité est très riche dans les régions tropicales, en particulier dans ce qu’il reste des forêts primaires, qui hébergent une grande diversité d’animaux, de plantes, mais aussi de micro-organismes, dont des agents pathogènes, potentiellement dangereux pour les humains. On pourrait se dire que la solution est de raser les forêts tropicales, et d’exterminer les trois réservoirs principaux d’agents pathogènes, à savoir les rongeurs, les primates et les chauves-souris. Mais les scientifiques ont démontré que si l’on faisait cela, on obtiendrait le résultat inverse ! Dans une étude publiée en 2014, Serge Morand a comparé la carte de la déforestation en Asie du Sud-Est de 1950 à 2008, à celle des espèces menacées d’extinction et à celle des 120 foyers infectieux pendant la même période. Les trois cartes se superposent ! D’où sa conclusion : " Plus on déforeste, plus on réduit la biodiversité, notamment animale, et plus on a de zoonoses, ces maladies transmises par les animaux aux humains. C’est ce que l’on appelle la fabrique des pandémies. "
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La déforestation représente le premier facteur d’émergence de maladies, en particulier dans les zones tropicales. On y déforeste pour exploiter les mines, le bois, faire de l’élevage, implanter des monocultures de soja destinées aux élevages intensifs européens ou pour planter des palmiers à huile. Lors de ces activités, les humains pénètrent des espaces vierges, où ils rompent l’équilibre qui prévalait entre les composantes de la biodiversité, en contraignant, par exemple, certains animaux à se déplacer. Cette intrusion les met en contact avec des agents infectieux, qui y vivaient depuis la nuit des temps sans constituer un danger, car ils n’étaient pas adaptés à infecter les humains. On sait aujourd’hui que le virus du sida, qui est une zoonose et dont les chimpanzés sont le réservoir, a émergé lors de la déforestation en Afrique. C’est la même chose pour Ebola, virus venant des chauves-souris, qui a contaminé les grands singes puis les humains à travers la consommation de viande de brousse.
Un virus d’origine animale ne saute jamais directement aux humains. Il a besoin d’un hôte intermédiaire, un animal sauvage ou domestique, qui va lui permettre de s’adapter. Le virus Nipah, apparu en 1998, illustre les mécanismes à l’œuvre. La déforestation sur l’île de Bornéo pour implanter des monocultures de palmiers à huile a contraint les chauves-souris à s’enfuir. Les scientifiques ont montré que le stress provoque une baisse du système immunitaire des mammifères volants, qui du coup se mettent à excréter – dans leurs urines ou excréments – les virus dont ils sont porteurs. Ceux-ci peuvent souiller des fruits, mangés par des singes, comme ce fut le cas pour Ebola. Dans mon histoire, les chauves-souris frugivores se sont rabattues sur les côtes de Malaisie, où sont cultivés des manguiers au-dessus de fermes porcines intensives à ciel ouvert. Elles ont mangé les mangues, déféqué sur les cochons, qui ont commencé à tomber comme des mouches. Les porcs ont contaminé les ouvriers agricoles. Ironie de l’histoire : la Malaisie est un pays musulman qui ne mange pas de cochon. Les animaux étaient destinés à l’exportation. Ils ont pris le bateau pour Singapour, où le virus a frappé le personnel des abattoirs, car il est mortel à 35 %. On trouve dans cet exemple les facteurs récurrents qui président à l’émergence de maladies infectieuses : la déforestation, l’élevage intensif, qui joue le rôle d’amplificateur, et la globalisation, qui permet aux virus de gagner l’autre bout du monde le temps d’un long courrier.
Deux scientifiques américains, Keesing et Ostfeld, qui travaillent sur cette maladie depuis plus de trente ans, ont découvert un mécanisme écologique peu connu : l’effet dilution. Ils ont montré que la fragmentation des forêts, par des routes ou des champs de culture, entraîne la disparition des prédateurs tels les renards ou les lynx, qui n’ont plus assez d’espace pour vivre. Cela provoque la prolifération d’une espèce de rongeurs, la souris à pattes blanches, qui constitue le réservoir de la bactérie responsable de la maladie de Lyme. Or, les tiques, qui naissent sans être infectées par la bactérie, ont 95 % de chance de l’acquérir si elles se nourrissent du sang de cette souris. S’il y a une grande diversité animale, la tique va peut-être mordre un opossum, un écureuil, un oiseau ou un cerf, qui sont des hôtes incapables de transmettre la bactérie. Ainsi, plus il y a de biodiversité, plus le risque que les tiques s’infectent est dilué. À l’inverse, si on réduit la biodiversité, le risque que les humains s’infectent augmente. Le mécanisme de l’effet dilution a été confirmé pour de nombreuses maladies vectorielles, transmises par exemple par des moustiques. Comme je le dis souvent, avec un peu d’autodérision, la biodiversité n’est pas un supplément d’âme pour bobos- écolos-à-vélo, elle joue véritablement un rôle de régulation du risque infectieux.
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Les élevages intensifs d’animaux, génétiquement uniformes, jouent le rôle d’amplificateur des virus provenant de la faune sauvage. C’est ce que l’on voit souvent avec la grippe. L’effet dilution a aussi été observé pour les végétaux dans les monocultures. Comme l’explique dans mon livre l’agronome Christian Lannou de l’Inrae, dans un champ de blé, l’uniformité de l’espèce cultivée encourage la prolifération et la virulence du champignon responsable de la rouille. Même phénomène dans les monocultures d’arbres. Dans tous les cas, la biodiversité est le meilleur antidote contre l’émergence de pandémies infectieuses.
Je pense qu’il est urgent de revoir notre rapport à l’environnement, de repenser nos modèles agricole et économique. Si les gouvernements prenaient les bonnes mesures, ce serait bon pour le climat, la biodiversité et la santé globale. L’humanité est sur un Titanic qui fonce sur le glacier. Quand il coulera, il n’y aura pas de petite chaloupe pour s’échapper. Y compris pour les 1 % les plus riches de la planète, qui tiennent le gouvernail… Personne ne survivra à la destruction de la biodiversité, qui est notre maison commune.