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Décryptage : la Santé en bande organisée.

Dans un livre choc, la journaliste Anne Jouan et le pharmacologue Christian Riché nous plongent dans le système de santé français et reviennent en détail sur l’affaire du Mediator. Cet ouvrage qui se lit comme une enquête nous confronte au monde de corruption généralisée entourant les médicaments qui nous sont destinés.

Élise Kuntzelmann

" Si j’étais lui, je ne parlerais pas à un journaliste ; à mes amis, je conseille d’ailleurs de ne jamais le faire. " Ainsi s’exprime la journaliste d’investigation Anne Jouan, à qui pourtant, il en a fallu des sources pour mettre au jour les pressions, menaces, arrangements entre amis, méthodes de barbouzes, et finalement pour faire éclater l’affaire du Mediator à travers de nombreux articles parus dans Le Figaro. Pendant onze ans, le Pr Christian Riché, alias " Monsieur Rungis " et coauteur de La santé en bande organisée*, a été l’une de ses sources indéfectibles. Expert à l’Agence française du médicament (aujourd’hui ANSM, Agence nationale de sécurité du médicament) depuis sa création en 1993 suite au scandale du sang contaminé, il dévoile, de l’intérieur, le fonctionnement d’une institution censée assurer la sécurité sanitaire mais au sein de laquelle certains sont souvent plus préoccupés par leurs liens avec l’industrie pharmaceutique et leurs propres intérêts.

Onze années de trop

Le médecin et pharmacologue rencontre Anne Jouan pour la première fois à l’automne 2010 à Paris, avec une lourde histoire sur les épaules. Ils reviennent sur l’article du Figaro publié quinze jours plus tôt, le 13 octobre, sous le titre : " Le Mediator serait responsable de 500 à 1 000 décès en France ". Puis ils se revoient à des multiples reprises pendant onze ans. Au cours de ces rencontres, Christian Riché a fourni à Anne Jouan des documents clés dans cette affaire, parmi lesquels la lettre des trois médecins de l’Assurance maladie adressée en 1998 au directeur général de l’Agence, Jean-René Brunetière : " Il nous semble utile d’alerter l’Agence du médicament sur l’utilisation non contrôlée d’un produit de structure amphétaminique, dans un but anorexigène. Il est en effet paradoxal de constater que la prescription de Mediator est tout à fait libre tandis que celle des médicaments du groupe des amphétamines est strictement encadrée depuis mai 1995. " Le Mediator était, pour mémoire, réservé à l’origine aux diabétiques en surcharge pondérale puis prescrit également aux patients désireux de perdre du poids. Des effets secondaires rarissimes et graves ont été observés, en particulier une atteinte des valves du cœur nécessitant souvent leur remplacement par des prothèses. Malgré cette forte alerte, il faudra attendre onze ans avant que le médicament soit retiré du marché, fin 2009. Cette décision prise en catimini aurait dû intervenir des années plus tôt. En comparaison, il a été retiré d’Espagne en 2003 après un cas de valvulopathie, et d’Italie en 2004.

Protectorat mercantile

Anne Jouan dresse un bilan sidérant de l’étendue des dégâts, puisqu’en France, Servier a vendu [entre juin 1984 et le retrait du médicament en novembre 2009, NDLR] 134,5 millions de boîtes de Mediator et réalisé dans le même temps un chiffre d’affaires – avec la seule vente de ce médicament –, de près de " 500 millions d’euros ". Durant les trente-trois années de sa commercialisation, il a été consommé par plus de 5 millions de patients, et pris en charge au taux maximal de la Sécurité sociale, réussissant l’exploit de passer systématiquement entre les gouttes des campagnes successives de déremboursement.

Christian Riché parle de " protectorat mercantile ". Autrement dit, lorsqu’il y a un doute sur un médicament " il ne faut pas inquiéter, peut-être pour rien, les patients ". Pour tenter d’y voir plus clair, " nous restions confortablement assis dans nos bureaux, et notre travail consistait à réanalyser avec le laboratoire concerné les observations réalisées dans la plus grande confidentialité. Oui, nous travaillions conjointement avec l’industrie pharmaceutique ". Il confirme ce dont on se doute, en soutenant que les autorités sanitaires, pour nommer les évaluateurs des travaux scientifiques déposés par les laboratoires, recrutaient des experts parrainés… par ces mêmes entreprises. " Pour les dirigeants de l’Agence, la pharmacovigilance est obligatoire – à défaut d’être utile –, ironise le pharmacologue, mais elle doit rester à sa place, c’est-à-dire ne pas passer son temps à perturber le bon déroulement de ce qui est important. En résumé, les pharmacovigilants, faites votre travail de surveillance des effets secondaires, amusez-vous, mais laissez les grandes personnes s’occuper des vrais enjeux : développement, commercialisation, rentabilisation. "

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Instiller le doute

" Les valves humaines ressemblent beaucoup aux valves de mouton, n’y aurait-il pas eu inversion ? " Ce propos n’est qu’un exemple des tentatives du laboratoire de Jacques Servier d’instiller le doute. Ici dans le cadre d’une expertise anatomopathologique réalisée sur une valve cardiaque de malade incriminant le Mediator. Et face à des expertises menées sur des malades et rendant le médicament responsable de leurs maux, Servier rétorque : " Prouvez-nous que vous en avez consommé ! "

Le métier consiste donc à semer le doute, à parler de façon différente d’un problème, à sponsoriser de fausses études et à discréditer les vraies, à mettre en doute les témoignages, voire à menacer les lanceurs d’alerte ou alors à les soudoyer.

L’éthique bafouée

On est en droit de penser que le scandale du Mediator allait modifier les pratiques de l’Agence. À en lire Anne Jouan, pas vraiment : " Le culte du secret, la protection des laboratoires au détriment des patients ont perduré comme si rien, ou presque, ne s’était passé, ainsi qu’en atteste un autre drame, l’essai clinique mortel de Rennes. " En 2016, pour le compte du laboratoire pharmaceutique portugais Bial, une molécule ciblant le système nerveux central a été testée par Biotrial, un laboratoire de Rennes. Le 17 janvier 2016, un volontaire de 49 ans est décédé des suites d’un AVC. " D’autres participants ont dû être hospitalisés et restaient lourdement handicapés, relate la journaliste. Le volontaire a été transporté aux urgences dans un état très grave et les autres cobayes ont poursuivi l’essai sans être prévenus. " Suite à de nombreux manquements, l’ANSM a mis en place un groupe d’experts. " Et ces derniers ont – comme c’est étonnant ! – blanchi l’institution, poursuit Anne Jouan. Sur les douze sachants présentés comme “indépendants”, au moins sept avaient des liens financiers avec l’institution. Verts de colère de voir Le Figaro oser mettre en doute leur probité, ils ont passé au journal des appels rageurs pour ne pas dire menaçants. Certains des chantres autoproclamés de la pharmacovigilance française étaient plus préoccupés par leur carrière et leur succession endogame que par la santé publique. Mais il ne fallait pas le dire. "

Kouchner, Science Po et compagnie

Difficile de résumer la multitude de Légions d’honneur décernées et de liens tissés entre les acteurs politiques haut placés du monde de la santé, tant ces derniers paraissent complexes et étendus. Anne Jouan cite, entre autres, les relations fortes issues de la fréquentation de la chaire « santé », un think tank de Science Po Paris. La grande école française fait ainsi se côtoyer Philippe Lamoureux, ex-membre de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), ex-secrétaire général de l’Agence du médicament, ancien du cabinet ministériel de Bernard Kouchner et passé aujourd’hui du côté de l’industrie pharmaceutique en devenant, après vingt ans de fonction publique, directeur du syndicat des entreprises du médicament (le Leem). Jérôme Salomon, lui aussi ancien de chez Kouchner et futur directeur général de la Santé, ou encore Martin Hirsch, ex-directeur de cabinet Kouchner et futur directeur général de l’APHP. Et plus globalement, la journaliste décrit « un mélange médico-industriel à part, les uns (Igas) inspectant en cas de pépin les autres, anciens collègues et amis, dans une sorte de vase clos endogame. Juges et parties en somme. »

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L’ANSM incompétente ?

Et aujourd’hui, comment se porte l’ANSM ? La réponse d’une des sources d’Anne Jouan est plus que vive : " Son avenir se résume à son inefficacité et à son incapacité à protéger la santé publique en France, il s’agit d’une catastrophe et d’une omerta nationales. " Selon cette source, le niveau de compétence de l’ANSM serait proche du néant, et son dysfonctionnement continu.

Pour alléguer en ce sens, l’ouvrage d’Anne Jouan et Christian Riché témoigne aussi du fait que depuis plus de dix ans, les personnes qualifiées au niveau de l’Union européenne pour exercer une pharmacovigilance sur les laboratoires ne sont plus choisies en France. Ceci afin d’éviter d’avoir comme interlocuteur l’ANSM… Cela en dit long. " Il est urgent d’entreprendre une restructuration de notre Agence pour sauver notre place en Europe, conseillait " Monsieur Rungis " à la directrice de l’ANSM, lors de son discours de démission en avril cette année. Vous le voyez, je dis “notre”, tant j’ai encore le sentiment d’appartenir à cette institution ! Mais aujourd’hui, l’énergie me fait défaut pour affronter une nouvelle catastrophe, un autre Mediator ; or elle ne manquera pas d’arriver si rien n’est entrepris. Et, à défaut de nouveau scandale, si la trajectoire actuellement empruntée n’est pas radicalement corrigée, je suis persuadé d’une chose : l’existence de l’Agence française deviendra inutile dans un contexte d’intégration européenne. "

Affaire du Lévothyrox : des études biaisées…

Le Pr Philippe Lechat, ex-directeur de l’évaluation des médicaments à l’Agence du médicament, s’est exprimé dans Le Parisien du 22 septembre 2022 à propos du changement de formule de ce traitement de la thyroïde, survenu en 2017, et qui était pris par deux millions de personnes. Selon lui, l’actuelle méthode de mise sur le marché des génériques ne pouvait pas garantir l’absence de problèmes pour certains patients. Il met notamment en cause la méthode des études de bioéquivalence moyenne utilisées pour évaluer la mise sur le marché des médicaments. La bioéquivalence mise en avant par le laboratoire fabricant Merck porte sur la bioéquivalence moyenne consistant à regarder les résultats globaux, non pas la bioéquivalence individuelle. Et là est tout le problème pour les consommateurs. C'est d'ailleurs juste avant l’envoi à l’imprimeur que nous apprenions que la filiale française de Merck a annoncé, sa propre mise en examen pour« tromperie aggravée » dans le volet pénal du dossier concernant le changement de formule du Levothyrox. « Le président de Merck en France a été entendu » au pôle santé du tribunal judiciaire de Marseille, explique le groupe dans un communiqué, audition à l’issue de laquelle « la juge d’instruction a décidéde mettre la société Mercken examen pour tromperie aggravée ».... Mais c’est une autre affaire.

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