Quentin Guillon
Se nourrir et sécuriser l’alimentation a permis à l’être humain de survivre et de se développer. Mais l’autonomie alimentaire est un sujet que nous avons collectivement oublié, voire abandonné. À tel point que l’autonomie alimentaire des cent plus grandes aires urbaines de France serait de 2 %, selon le cabinet Utopies(1). Dans le même temps, les supermarchés ont au maximum deux à trois jours de stock. Or, le changement climatique et ses conséquences (sécheresse, pénuries d’eau, diminution des rendements agricoles, etc.), les évènements géopolitiques (guerres, embargos, variations du prix du pétrole) et sociaux menacent bien plus que nous le croyons notre sécurité alimentaire. L’expert en résilience alimentaire et sécurité nationale Stéphane Linou, concepteur en 2018 du premier module de formation en mastère « Risques d’effondrements et adaptations » (2), souligne que notre système alimentaire dépend entièrement des « énergies fossiles » (pétrole, charbon), ce qui ne peut pas garantir sa pérennité.
Dès lors, que se passera-t-il, demain, en cas de rupture d’approvisionnement de la chaîne alimentaire ?
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La première étape pour faire face à un risque est de l’identifier et de le reconnaître ! En mai 2021, Biriatou (64) a été la première commune de France à inscrire le risque de rupture d’approvisionnement alimentaire dans son Plan communal de sauvegarde (PCS). Ce document, établi sous l’autorité du maire, a vocation à prévenir les risques naturels (inondation, tempête, avalanche, séisme) et les crises associées. L’objectif de cette inscription au PCS : améliorer l’autonomie alimentaire du village de 1 200 habitants. « Nous n’avons pas assez de terres pour remplir les assiettes de nos administrés », explique la maire Solange Demarcq-Eguiguren. Le premier enjeu est, selon elle, de « dépasser la peur et [de] ne pas s’arrêter au stade du risque ».
De nombreux ateliers et actions sont programmés jusqu’à la fin de son mandat : semences, greffage et soin des arbres fruitiers, mise en place d’une grainothèque, conférences et partage des connaissances, gestion des stocks – avec l’association Les Kolapsonautes(3) – en cas de pénurie, relance des potagers familiaux.
L’installation d’une maraîchère sur la commune (le dernier maraîcher étant parti il y a quelques années), disposée à cultiver mais aussi à transmettre et partager ses connaissances, permettra d’enraciner ces actions au cœur de la commune.
Deux écueils, toutefois : la lenteur du temps administratif qui s’entrechoque avec l’urgence de la situation qui commande d’accélérer la transition et la nécessité de convaincre les administrés. « Nous pensions que l’engouement serait plus fort », admet Solange Demarcq-Eguiguren.
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Mouans-Sartoux (06) n’avait pas assez d’agriculteurs pour se fournir en produits locaux. La commune des Alpes-Maritimes de 10 000 habitants a donc créé un dispositif inédit : une régie agricole municipale. Douze ans plus tard, trois agriculteurs salariés de la commune produisent sur six hectares 96 % des fruits et légumes consommés par les six groupes scolaires et crèches lors de leurs 1 300 repas quotidiens 100 % bio. Le gaspillage alimentaire y a été réduit de 80 % grâce à un profond travail de sensibilisation(4), les déchets alimentant le compost de la régie agricole.
Le projet de Mouans-Sartoux a pris encore plus d’envergure avec la création d’une Maison d’éducation à l’alimentation durable (MEAD) et la reconnaissance par le ministère de l’Agriculture, en 2017, de son Projet alimentaire territorial (PAT). L’objectif de ce PAT est de relocaliser au maximum l’alimentation et l’agriculture et de favoriser les circuits courts. Des élus de nombreuses autres communes françaises se rendent à Mouans-Sartoux pour s’inspirer de ce modèle.
Quelle serait l’échelle adaptée pour qu’un territoire tende vers l’autonomie alimentaire ? Plus que la commune ou l’intercommunalité, la biorégion pourrait être l’échelon le plus pertinent. L’essayiste américain Kirkpatrick Sale (cité par le journal en ligne Reporterre) la décrit comme « un lieu défini non par les diktats humains mais par les formes de vie, la topographie, le biotope ; une région gouvernée non par la législature mais par la nature »(5).
Le bassin versant en est la clé de voûte. Celui-ci désigne un territoire défini par la présence d’un grand cours d’eau et de ses affluents. Alors que se multiplient les épisodes de pénuries d’eau, une question essentielle revient sur le devant de la scène : d’où vient l’eau qui coule de notre robinet ? Les biorégionalistes remontent toute la chaîne, des canalisations aux barrages en passant par les rivières, pour trouver cette source et « prendre conscience de toute la complexité du système hydraulique. Leur démarche est similaire pour le bois, la nourriture ou nos autres ressources », prolonge Reporterre. La biorégion est un territoire délimité par des caractéristiques écologiques relativement homogènes et autonomes « en cohérence avec la population, sa culture et son histoire » » précise l’enseignant chercheur Serge Latouche(6).
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En 2022, plus de 7 millions de personnes sont en situation de précarité alimentaire(7) en France : elles ne savent pas comment elles vont se nourrir dans les jours et les semaines à venir.
Leur survie repose sur les dispositifs d’aide alimentaire, souvent délégués au tissu associatif. Cependant, les bénéficiaires ne choisissent pas leur alimentation. De nombreux chercheurs et associations dénoncent la violence sociale de ce système (8). Ils plaident pour un véritable droit à l’alimentation et pour la mise en place d’une « démocratie alimentaire ». Ce concept, élaboré en 1996 par le professeur émérite de politique alimentaire Tim Lang, désigne la reprise en main par les citoyens du système alimentaire, de la production jusqu’à la consommation.
La mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA)(9) en est l’un des moyens. Son fonctionnement s’appuie sur les principes fondateurs de la Sécurité sociale créée par Ambroise Croizat au sortir de la Seconde Guerre mondiale : universalité (autour de 150 euros par mois quel que soit le niveau de revenus), cotisation selon ses moyens, critères de conventionnement des producteurs d’alimentation élaborés par des citoyens au sein des caisses de SSA.
La SSA, aujourd’hui expérimentée à Montpellier et par le conseil départemental de la Gironde, part des vrais besoins alimentaires plutôt que des caprices du marché. Elle favorise une vraie justice sociale alimentaire.
La « carte vitale alimentaire » vise aussi l’alliance des démocraties alimentaire et foncière par la mise en commun des terres agricoles, comme le propose l’association Terre de Liens.
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Antoine Chépy et Bianca Muller ont créé leur restaurant associatif Arotzenia en juin 2021 à Urrugne, au Pays basque. « Le prix d’une assiette, toutes restaurations confondues, correspond aujourd’hui au prix du foncier », analyse Antoine. « Quand on achète un fonds de commerce à 300 000 euros, combien d’assiettes à 20 euros faut-il vendre pour rembourser 300 000 euros ? », questionne-t-il. Ces contraintes financières expliquent pourquoi les deux précédents restaurants ouverts par le couple ont dû fermer.
Leur idée de restaurant associatif doit contourner cet écueil. Le principe ? Pas de crédit bancaire, pas de capitalisation sur le fonds de commerce, pas de bénéfice. Tout excédent de revenu est investi dans du matériel ou reversé sous forme de primes aux salariés. Le couple paie un loyer mensuel. Ce modèle autorise la mobilité. La trésorerie est certes faible, mais toujours positive.
Arotzenia propose un « juste prix » qui rémunère toute la chaîne, de la filière agricole paysanne territoriale à l’artisan cuisinier(10), tout en payant les charges fixes (loyer, énergie, assurance, salaires).
Le couple travaille avec des dizaines d’artisans producteurs dans un rayon maximum de 200 kilomètres (10). La grande majorité des produits se situent dans un rayon moins important. Antoine se fournit au marché deux fois par semaine. Seul le café et les épices viennent de lointaines contrées : « C’est l’exception Marco Polo, lancent Antoine et Bianca de concert, les échanges ont toujours existé. »
Leur lieu nourricier vivant, laboratoire duplicable partout en France, permet de comprendre comment un territoire peut nourrir sa population. Leur expérimentation vise, à moyen terme, la création d’une filière agroalimentaire et paysanne sur une même ferme.
J’ai suivi Antoine, Bianca et une dizaine de productrices et producteurs partenaires d’Arotzenia. C’est le sujet de mon enquête De la terre à l’assiette. Réponses aux menaces sur la sécurité alimentaire qui vient de paraître chez Impacts Éditions.
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