Élise Kuntzelmann
Comme tout le monde, j’ai pris connaissance de l’existence de plusieurs clusters de « bébés sans bras » en lisant la presse, quand l’affaire a éclaté en 2018. Ce qui m’a immédiatement interpellée, c’est l’inaction des autorités de santé, alors que Le Monde avait publié des articles très clairs dénonçant l’existence de ces clusters dans l’Ain, en Bretagne et en Loire-Atlantique. À cela s’ajoutait une débauche de moyens pour discréditer Emmanuelle Amar, la directrice du registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera). Véritable lanceuse d’alerte, c’est elle qui a révélé l’existence d’un cluster dans l’Ain.
Au vu des rapports fallacieux publiés par Santé publique France (SPF) en octobre 2018 pour discréditer le Remera, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, a fini par réagir. Elle a notamment promis que le Remera ne fermerait pas ses portes et a ordonné une nouvelle enquête à propos de ces clusters. Sauf que, fait très surprenant, l’enquête a été confiée à ceux-là mêmes qui refusaient de reconnaître l’existence du cluster de l’Ain, à savoir Santé publique France.
SPF a publié de nouveaux rapports en 2019 et 2020 dont les conclusions sont absolument identiques à celles des rapports précédents. Cela n’a, semble-t-il, gêné personne, d’autant que le Covid est arrivé, et les « bébés sans bras »1 ont été oubliés. Les questions qui, pour moi, restaient en suspens portaient sur le devenir de ces familles, dont certaines s’étaient énormément investies. Et puis, que pensait Emmanuelle Amar de ce fiasco ? Des pistes environnementales avaient été suggérées par le Remera. Aucune d’entre elles n’avait été sérieusement investiguée par les autorités de santé. Il fallait une enquête de terrain. Avec Pierrick Juin, coauteur de la bande dessinée, nous avons eu à cœur d’explorer les pistes principales.
Notre enquête, ralentie par les différents confinements, a duré deux ans. Nous nous sommes déplacés à la rencontre d’Emmanuelle Amar, de scientifiques, d’agriculteurs et auprès des familles concernées dans les zones des clusters. En échangeant avec ces dernières, nous avons compris que les agents de SPF, qui ont parfois discuté avec certaines familles, avaient adapté leurs discours aux profils socioculturels des parents afin de les leurrer et de les dissuader de porter plainte.
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Il y en a plusieurs. L’eau a été envisagée comme vecteur possible de la molécule qui a empoisonné les mères durant leur grossesse. Un spécialiste a, en effet, pointé du doigt les failles communes aux réseaux d’eau potable alimentant les familles des clusters.
Ensuite, la piste des pesticides – qui s’est révélée très complexe : un ingénieur agronome, qui a longtemps travaillé au ministère de l’Agriculture, s’est de lui-même intéressé à cette affaire en menant une investigation de terrain assez poussée. En travaillant sur la Bretagne, il a mis en évidence deux molécules tératogènes, susceptibles de causer des anomalies congénitales, et possiblement utilisées par les agriculteurs dans les champs à proximité des habitations.
De notre côté, nous avons investigué la piste des pesticides interdits : certains ont bénéficié d’une dérogation, d’autres sont issus de la contrebande. En analysant de nombreux rapports sur la qualité de l’eau, nous avons constaté que les eaux souterraines et les rivières contenaient des taux affolants de pesticides interdits qui témoignent d’un usage courant. En France, et dans toute l’Europe, le trafic de produits phytosanitaires, extrêmement lucratif, est exponentiel. Il s’exerce parfois à l’insu des agriculteurs eux-mêmes. Des saisies de pesticides de contrefaçon ont eu lieu dans les zones des clusters. Le contenu des bidons saisis n’a toutefois pas été analysé. Tout simplement parce que cela coûte cher et que seul un juge peut en ordonner l’analyse… Dans l’un de ses rapports, SPF explique sans complexe avoir abandonné face à un agriculteur breton refusant de montrer ses cahiers d’épandages aux agents de l’Anses2. Or, les employés de SPF étaient en droit de consulter ses cahiers. De même, ils auraient pu se tourner vers la coopérative lui fournissant les produits phytosanitaires. Si des agents de l’État n’arrivent pas à savoir ce qu’un agriculteur répand sur ses champs, c’est tout de même problématique.
Enfin, il y a la piste des métaux lourds, qui rejoint celle des pesticides. Dans la région de l’étang de Berre, où l’on soupçonne un cluster, on trouve encore du lindane (un insecticide interdit depuis 1998), mais aussi des quantités importantes de cadmium (connu pour ses effets embryotoxiques et tératogènes chez le rat). L’exposition simultanée à ces substances est encore plus nocive. Or, qu’en est-il chez le fœtus humain ?
Par ailleurs, le cadmium est présent dans les engrais phosphatés utilisés en agriculture conventionnelle pour enrichir les terres détruites par les pesticides. En France, il a fallu attendre avril 2022 pour que la teneur en cadmium soit limitée à 60 mg par kilo d’engrais – un seuil encore trois fois supérieur aux recommandations de l’Anses.
Si l’on parle des cas officiels, il y en a huit dans l’Ain, quatre en Bretagne et trois en Loire-Atlantique. Mais les malformations ne sont pas des pathologies à déclaration obligatoire. Dès lors, si un département n’a pas de registre qui collecte les informations, on ne peut pas connaître la fréquence d’une malformation sur un territoire donné. Aujourd’hui, en France, il n’y a que six registres qui ne couvrent que 19 % du territoire. C’est peut-être suffisant pour surveiller les risques médicamenteux, mais pas les risques environnementaux. Faute de l’existence d’un registre national de malformations, il est aujourd’hui impossible de connaître le nombre de naissances de « bébés sans bras » en France et de repérer la survenue de clusters.
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À l’origine, le Remera ne s’occupait pas du département de l’Ain. Fin 2010, un médecin constatant que, dans sa patientèle, trois bébés étaient porteurs de la même malformation, a contacté les autorités de santé, qui ont alors fait appel au Remera, lequel à l’époque couvrait la Savoie, le Rhône, l’Isère et la Loire. Début 2011, le Remera s’est donc penché sur l’Ain, a confirmé un excès de cas et a alerté SPF. Sauf que l’agence de santé publique n’a pas réagi et a refusé de financer la surveillance de l’Ain par le Remera. Dans ce contexte compliqué, le Remera a proposé, en 2012, de lâcher la surveillance de la Savoie au profit de l’Ain. Le registre a continué d’alerter SPF sur l’existence d’un cluster et sur de nouvelles naissances de bébés atteints de la même malformation. En vain. Il a fallu attendre 2018 pour que l’affaire éclate dans la presse.
Les mères ont dû répondre à un questionnaire interminable où on leur demandait si leurs appels téléphoniques duraient plus de quinze minutes, si elles avaient mis des crèmes cosmétiques sur leur corps, si elles avaient fumé une cigarette, etc. Autant de questions posées par les autorités de santé qui visent à instiller chez les mères l’idée qu’elles pourraient avoir une responsabilité dans la survenue de la malformation chez leur enfant. Ne serait-ce pas les femmes elles-mêmes qui auraient mal agi durant leur grossesse ? La question, « Habitez-vous à côté d’un site pétrochimique ? », pourtant fondamentale lorsqu’on vit à l’étang de Berre par exemple, figurait en fin de questionnaire.
Il est évident que l’industrie agrochimique n’apprécie pas que l’on pointe du doigt l’utilisation de certaines substances tératogènes qu’elle commercialise. Mais la puissance du lobby agrochimique n’explique pas tout. Pourquoi SPF n’a jamais consenti à reconnaître le cluster de l’Ain alors qu’il est scientifiquement prouvé ? Le registre a lancé l’alerte à maintes reprises, sans succès, et d’autres « enfants sans bras » sont nés au fur et à mesure des années. Il vaut donc mieux pour SPF continuer à maintenir qu’il n’y a pas d’excès de cas : ce mensonge permet d’éviter de reconnaître leur responsabilité dans leur défaut de gestion de l’alerte et donc dans la survenue de nouvelles naissances de cas de 2011 à 2014. En cas d’alerte du registre, l’agence de santé publique avait en effet l’obligation d’informer les maternités, les échographistes, les gynécologues pour les avertir d’être vigilants, de faire des diagnostics anténataux. Et lors de la naissance d’un nouveau cas, il fallait faire des prélèvements de liquide amniotique et de cheveux qui sont des marqueurs de l’environnement du bébé pendant la grossesse. Ainsi, quand on aurait eu une hypothèse, on aurait pu chercher dans ces prélèvements. SPF a donc fait en sorte qu’il n’y ait aucune façon de trouver la cause.
En 2016, lorsque le Remera avait dénoncé les chiffres fallacieux des agences de santé concernant les malformations liées à la Dépakine, Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, avait demandé à l’Igas3 de procéder à une enquête. L’Igas a reconnu les compétences scientifiques du registre, et Marisol Touraine a alors souhaité la mise en place d’un registre national sur le modèle du Remera. Sans suite. Certaines personnes haut placées liées à des institutions, comme l’Inserm, s’opposent à la création d’un registre national.
Il est évident que le Remera dérange : seul registre indépendant, donc coupé des conflits d’intérêts, il ne vit que des subventions des autorités publiques. Or, l’Inserm, la Région Rhône-Alpes, puis l’ANSM ont cessé de le subventionner. Depuis janvier 2023, le Remera attend la subvention de SPF : les salaires des employés – contraints de travailler sur la base de CDD d’un mois – ne peuvent plus être avancés, le loyer ne peut plus être payé, et les données ne sont plus collectées dans trois départements sur les quatre que couvre le Remera. Malgré les sollicitations pressantes et répétées d’Emmanuelle Amar, aucune procédure n’a été engagée par SPF pour renouveler son financement. Exsangue, le Remera est sur le point de fermer ses portes. Cette mort programmée ne semble émouvoir personne au ministère de la Santé. En réjouirait-elle certains ?
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Oui, il y a un grand déni autour des questions de santé publique. On observe souvent la mise en place d’une campagne de diffamation publique envers la personne qui sonne l’alerte. Comme Irène Frachon lors du scandale du Mediator, Emmanuelle Amar a été victime d’une campagne honteuse officiellement menée par Ségolène Aymé, une directrice de recherche à l’Inserm. Cette dernière a tenté par tous les moyens de discréditer la directrice du Remera tout en affirmant qu’en raison de la pollution environnementale, il était normal que les pathologies du fœtus soient en augmentation.
Cette histoire des « bébés sans bras » révèle combien la santé de la femme enceinte et du fœtus est négligée par les pouvoirs publics, et comment l’État a abandonné tout un pan de la santé publique aux seuls technocrates des agences sanitaires. Lors des multiples signalements du Remera sur un excès de cas dans l’Ain, SPF ne disposait en interne d’aucun spécialiste. Mais l’indifférence et l’incompétence de l’agence de santé sur le risque malformatif – ou dans d’autres domaines – ne sont guère surprenantes. La fin du XXe siècle a été marquée par de nombreux scandales sanitaires : Tchernobyl, vache folle, sang contaminé, amiante, thalidomide… La création des agences de santé a été une réponse à une demande sociale de sécurité, mais surtout à une exigence de protection ministérielle : il fallait des fusibles pour éviter que des ministres se retrouvent de nouveau éclaboussés par des procès.
Sur le plan juridique, il reste un espoir. Pour les deux familles qui ont porté plainte – l’une dans l’Ain, l’autre en Bretagne –, l’affaire a été classée sans suite par le procureur. Mais la famille bretonne réfléchit à pousser plus loin les poursuites judiciaires.
Avec Pierrick Juin, le dessinateur, nous espérons que cette enquête sensibilisera les lecteurs à l’importance des questions de santé environnementale qui touchent la femme enceinte. Il est urgent que l’État donne les moyens de mettre en place un registre national des malformations sur le modèle du Remera.
Pour aller plus loin :