Méthodes vidéos

"Limiter le prix de certains médicaments pourrait financer les retraites"

Sans nier l’intérêt thérapeutique des médicaments, la journaliste Rozenn Le Saint montre, à travers une enquête fouillée*, les profits indécents réalisés par l’industrie pharmaceutique. Elle décrypte les mécanismes qui ont conduit l’État français à laisser les laboratoires vider ses caisses. Elle constate aussi que le trou de la Sécu pourrait être résorbé si les prix de certains traitements n’étaient pas aussi scandaleux…

Élise Kuntzelmann

Vous consacrez un chapitre de votre livre à la manière dont les laboratoires pharmaceutiques ont pris le pouvoir. Pouvez-vous résumer ?

L’idée était d’expliquer comment, au fur et à mesure de l’histoire, les découvertes scientifiques ont été privatisées sur la base du système des brevets. Système qui récompense pendant vingt ans les industriels qui déposent un brevet, et octroie, durant ce laps de temps, le monopole sur la vente du produit en question. Dans ce chapitre, je reviens sur ce que le droit de la propriété intellectuelle autorise. Et j’explique dans quelle mesure certaines grandes entreprises se sont vraiment approprié ce droit à leur profit, avec, en parallèle, un phénomène de financiarisation et de concentration des marchés qui a donné naissance à Big Pharma.

"Big pharma ?"

"J’emploie le terme de Big Pharma pour désigner les 10 à 15 plus grosses entreprises mondiales du secteur pharmaceutique, qui concentrent le plus de profits.

Je le précise car le terme est parfois connoté négativement ; il est notamment relayé par les théories complotistes. Mon objectif était de mettre en lumière les priorités de ces entreprises, dictées par le profit. Ceci dans l’optique de pouvoir alimenter cette grosse machine à cash née avec la financiarisation des marchés et qui est corrélée à des devoirs vis-à-vis des actionnaires, souvent au détriment des patients.

C’est en particulier ce que l’on peut remarquer avec le phénomène de pénurie. Jugés insuffisamment rentables par l’industrie pharmaceutique, certains médicaments anciens sont abandonnés en faveur de thérapies innovantes, hors de prix, privilégiées par les laboratoires car bien plus rentables."

Rozenn Le Saint

Rozenn Le Saint.

Quelles sont les méthodes déployées par les labos pour maximiser leurs profits ?

Pour expliquer cela, j’utilise l’exemple du Zolgensma, dont une seule injection permet à des bébés de survivre à une maladie rare, l’amyotrophie spinale. Il s’agit du médicament le plus cher de France, et les records interpellent toujours. Un médicament vendu à près de 2 millions d’euros pour une seule injection est très emblématique et dit beaucoup de l’économie du médicament.

À l’origine, ce sont des chercheurs du Généthon, organisme financé par les pouvoirs publics et par les dons des particuliers via le Téléthon, qui font la découverte scientifique. Faute de moyens suffisants pour exploiter leur invention, cette dernière est rachetée par une start-up dans le but de la développer. La start-up réalise les premières expérimentations et développe un médicament. Le géant Novartis arrive en bout de course. Il rachète la start-up et les droits de propriété intellectuelle et passe ensuite à la phase des essais cliniques et de commercialisation. À travers cet exemple, je voulais souligner que les pouvoirs publics payent deux fois pour ce médicament. En amont d’abord, en finançant la recherche, et en aval ensuite, en payant au prix fort une thérapie génique révolutionnaire pour le patient.

Pour justifier le prix de vente exorbitant, Novartis argue que si un médicament destiné à guérir une maladie rare touchant si peu de patients n’est pas vendu au prix fort, il n’est pas intéressant de le développer. Toujours selon Novartis, l’autre argument est de dire que les médicaments existants à ce jour doivent se prendre à vie. Donc, si l’on fait le cumul, cela coûte plus cher à l’État…

Au final, combien cela aura coûté à l’État ?

En 2020, l’État français a déjà versé près de 40 millions d’euros à Novartis pour soigner seulement vingt bébés et, en 2021, pas loin de 32 millions d’euros pour seize petits malades. Le budget 2022 devrait être équivalent puisqu’il avait été injecté à quinze enfants en septembre 2022. Autant de millions qui manquent à la Sécu. Si l’on poursuit les projections, le coût annuel pourrait avoisiner les 200 millions d’euros. C’est déjà la moitié de l’aide d’urgence arrachée au gouvernement en novembre 2022 pour les services de pédiatrie : les soignants et soignantes ne sont pas assez nombreux pour s’occuper de tous les petits malades sévèrement atteints de bronchiolite…

[lireaussi:8681]

Comment le prix d’un médicament est-il fixé ?

Comment le prix d'un médicament est-il fixé ?

"Un comité spécial, sous la tutelle du ministère de la Santé et du ministère de l’Économie, a la charge de réaliser les pourparlers avec les industriels. Ces derniers ont intérêt à ce que le prix de leur médicament soit le plus élevé possible, peu importe que cela soit soutenable pour les finances publiques. Le médicament est évalué par la Haute Autorité de santé qui détermine, au regard de l’armoire à pharmacie existante, l’intérêt thérapeutique, s’il apporte réellement quelque chose en plus au malade.

Le Comité économique des produits de santé se base sur cette évaluation pour évaluer un prix. Puis s’engage un bras de fer entre l’industriel et le Comité. Bien entendu, il n’est pas possible de mener des négociations trop longues lorsque des médicaments révolutionnaires arrivent sur le marché. La priorité pour l’État étant de soigner les patients. Électoralement parlant, il est compliqué d’assumer le fait que l’on n’accepte pas un prix, même indécent, et que des vies ne seront pas sauvées."

Rozenn Le Saint.

De quelle façon la procédure d’accès précoce s’inscrit-elle là-dedans ?

Il s’agit d’une voie exceptionnelle, mise en place récemment, d’arrivée sur le marché de médicaments innovants. Afin de contourner le temps long de négociation avec l’État, les industriels fixent eux-mêmes le prix de leur produit temporairement.

Quand l’accès précoce est octroyé, les patients ont directement accès aux médicaments, ce qui n’est pas critiquable en soi. En revanche, comme c’est l’industriel qui fixe le prix, il est extrêmement élevé et cela créé, en plus, une accoutumance à ce tarif. L’industriel est censé rembourser la différence entre ce qu’il avait imposé et le prix finalement fixé mais, pendant ce laps de temps, on a fini par s’habituer à ce qu’un médicament soit vendu des millions d’euros, alors même que les négociateurs ont essayé de faire de leur mieux.

L’autre élément en défaveur des pouvoirs publics est le manque de transparence sur les coûts de production, notamment ceux de la recherche et développement, qui donnent lieu à des négociations qui ne se font pas à armes égales. Les industriels ont, en effet, toutes les études nécessaires pour argumenter, et l’État, face à l’opacité dont s’entoure l’économie du médicament, n’a pas nécessairement beaucoup d’arguments à faire jouer en sa faveur. En 2021, le chiffre d’affaires des laboratoires réalisé sur les médicaments facturés via l’accès précoce a bondi de près de 60 %. En cela, le marché français est très intéressant pour les industriels.

[lireaussi:8844]

Pourquoi le marché français est-il plus intéressant qu’un autre ?

Même dans le cas où les produits seraient vendus moins cher en France que dans d’autres pays, cela serait très difficile à savoir car l’opacité est également de mise dans les autres pays. Il faut donc croire les industriels sur parole quand ils l’affirment. De plus, il y a un effet volume qui entre en ligne de compte, car la France est un marché illimité. Aux États-Unis, ce n’est pas le cas. Ce sont les assurances privées très onéreuses qui permettent aux Américains de se soigner.

En France, nous bénéficions quasi tous de la Sécurité sociale et d’une complémentaire santé. Le marché est de ce fait très important. D’autant que nous sommes de gros consommateurs de médicaments. C’est d’ailleurs cet effet volume possible en France que mettent en avant les négociateurs du Comité économique des produits de santé pour tenter de faire baisser les prix.

[lireaussi:8575]

L’anticancéreux Keytruda, un exemple emblématique

Hausse du prix des médicaments

"J’ai réalisé le top des médicaments qui ont coûté le plus cher à la Sécurité sociale en 2012. L’anticancéreux Keytruda, commercialisé par le laboratoire américain MSD, arrive en tête. En 2021, il a coûté 1,2 milliard d’euros à la Sécu et, selon les recherches d’une ONG suisse, les marges réalisées sur ce produit sont de l’ordre de 80 %. Sur le marché des médicaments contre le cancer, il existe ce qu’Agnès Buzyn appelle le coup de la niche. Avant d’être ministre de la Santé, elle a été présidente de l’Inca** et connaît très bien les produits oncologiques. Elle a ensuite été présidente de la Haute Autorité de santé, entité qui évalue les médicaments.

Elle m’a expliqué que les industriels se positionnent sur une niche, autrement dit sur une maladie ou un type de cancer très restreint. Le but étant de placer leur médicament à grosse efficacité et d’obtenir des prix élevés. Toujours avec l’argument du peu de patients concernés, justifiant de fixer un tarif élevé. Puis, au fil du temps, les essais cliniques sont élargis et les indications sont multipliées. Il est ensuite prescrit pour des cancers assez fréquents, ce qui fait que la masse de personnes soignées avec ce médicament augmente énormément. Comme le prix fixé au départ est très élevé, l’industriel va réaliser des profits considérables. Le cancer est un marché très prometteur pour les industriels pharmaceutiques…"

 

Rozenn Le Saint.

Vous citez aussi le Sovaldi, un médicament qui a été rationné du fait de son prix. Pourquoi ?

Oui, le Sovaldi est un médicament qui s’attaque sévèrement à l’hépatite C. Commercialisé par le laboratoire américain Gilead, il a constitué un tournant dans la négociation des prix. C’est l’un des premiers exemples où l’argumentaire des industriels ne s’appuie plus du tout sur le coût de fabrication, car l’écart avec le prix de vente est trop flagrant.

Pour le Sovaldi, les industriels ont mis en avant ses apports comparés aux médicaments déjà existants. Ils ont souligné le fait que la faible efficacité de ces autres traitements entraîne des coûts bien plus importants à l’hôpital public. Il serait donc plus rentable pour les pouvoirs publics d’acheter le très onéreux Sovaldi. Si onéreux que, pour la première fois en France, un tri des malades est effectué.

[lireaussi:7219]

Vous dites que, depuis le Covid-19, on sent les laboratoires comme en état d’apesanteur…

L’idée était de revenir sur les vaccins. On n’a jamais eu autant besoin de produits de santé que pendant la pandémie. Lorsque les vaccins sont arrivés, les producteurs étaient vraiment en position de force pour imposer leurs prix et leurs conditions. Les pouvoirs publics, en l’occurrence l’Europe pour ce qui est de chez nous, se sont vraiment pliés à leurs conditions sans se préoccuper de l’égal accès du monde entier aux vaccins.

Pourtant, au début de la pandémie, il aurait été indispensable de négocier une distribution égale dans le monde. Cela aurait ralenti l’épidémie et l’arrivée de variants plus contagieux. Depuis cela, l’industrie pharmaceutique se sent en position de force. Quand le prix du Zolgensma a été fixé à près de 2 millions d’euros avant le Covid-19, je pensais que des plafonds avaient été atteints. Lorsque j’ai vu qu’aux États-Unis le prix d’un médicament avait été fixé à 3,4 millions d’euros après le Covid, je me suis demandé jusqu’où l’on irait.

[lireaussi:8123]

Sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, le chiffre d’affaires résultant des remboursements de médicaments par l’État a flambé de 16 % pour atteindre 30,4 milliards d’euros en 2012. Que s’est-il passé ?

J’attendais avec impatience le rapport du Comité économique des produits de santé diffusé tous les ans à la fin de l’année. Cela fait des années que le chiffre d’affaires des médicaments remboursés par l’État est en augmentation. Je montre dans le livre que, pendant le quinquennat de François Hollande, la hausse a quand même été quatre fois moins importante. Il y a donc eu un véritable tournant avec la prise de pouvoir d’Emmanuel Macron, qui est très perméable au discours de l’industrie pharmaceutique. Je pense qu’il est important, au moment du débat sur la réforme des retraites, de rappeler que la Sécurité sociale est une même caisse qui finance à la fois les retraites et la santé. Nous n’avons pas forcément conscience, nous Français, de ce que coûtent les médicaments. Nous sommes souvent remboursés à 100 % de ceux que l’on nous prescrit.

Plus globalement, tout cet argent dépensé dans les médicaments pourrait l’être à meilleur escient pour financer les retraites. Par ailleurs, je crains que l’on entre dans un système à l’américaine et que nous ne soyons plus en mesure de financer les médicaments via les finances publiques, à cause des tarifs exorbitants. Les assurances privées prendraient alors le relais et l’inégal accès aux soins s’accentuerait en France.

[lireaussi:7427]

Si les prix des médicaments étaient plus raisonnables, comment se porterait, selon vous, le fameux trou de la Sécu ?

"Le calcul est un peu grossier mais il donne un ordre d’idée. J’explique que les prévisions du déficit de la Sécurité sociale avoisinent les 7 milliards d’euros pour 2023. Quand on additionne les sommes versées aux quatre premiers laboratoires qui profitent le plus de la Sécu (Novartis, BMS, MSD, Johnson & Johnson), cela équivaut à ces 7 milliards d’euros."

 

Rozenn Le Saint.

Pourquoi est-ce si compliqué de lutter contre ce fonctionnement ?

Parce que ce que vendent les industriels de la santé est un bien très particulier. L’affect entre beaucoup en jeu. Les industriels réussissent parfois même à se mettre les associations de patients dans la poche. Ces dernières étant naturellement très impatientes de voir arriver de nouveaux remèdes qui peuvent potentiellement changer leur vie, voire les sauver. C’est également compliqué pour l’État, garant de la bonne santé de sa population, de refuser quoi que ce soit à cette industrie.

Chantage sur ordonnance. Comment les labos vident les caisses de la Sécu

Rozenn Le Saint.

19.50 € TTC, 224 pages

Editions du Seuil, 2023.

[lireaussi:8789]

[lireaussi:8123]

En savoir plus