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Dans certains hôpitaux, des médecins recommandent les magnétiseurs

Fanny Charrasse est sociologue actuellement en postdoctorat à l’UCLouvain Saint-Louis de Bruxelles. Dans son livre enquête Le retour du monde magique, Magnétisme et paradoxes de la modernité issu de sa thèse, elle cherche à expliquer et à comprendre d’un point de vue sociologique pourquoi le magnétisme, hier décrié, est aujourd’hui de mieux en mieux toléré et intégré au système de soins français.

Élise Kuntzelmann

Avant d’entrer dans le vif du sujet, pouvez-vous expliciter les différences entre un magnétiseur et un médium ?

Il existe diverses pratiques du magnétisme, mais elles ont toutes en commun le travail sur l’énergie. L’énergie en tant qu’entité " subtile ", non reconnue par la science, qui passe d’un corps à l’autre et que les magnétiseurs affirment capter. Tout leur travail repose sur cela : recevoir de l’énergie pour en transmettre, enlever des énergies négatives et en donner des positives. Certains magnétiseurs sont également médiums, c’est-à-dire capables d’établir un contact avec des esprits. Si la majorité de la population française est possiblement ouverte à l’existence de l’énergie, elle a tendance à l’être beaucoup moins vis-à-vis des esprits. J’insiste sur le terme " française ", car mon étude est née d’une comparaison avec le Pérou. J’ai observé que ce scepticisme n’y avait pas cours. C’est ce qui m’a conduite à mener mon enquête en France. Souvent, lorsque l’on se rend à l’étranger, se produit un décentrement du regard qui nous permet de revenir chez nous avec la sensation que les choses sont moins naturelles qu’elles en ont l’air.

Les croyances chamaniques péruviennes vous ont-elles moins choquée ?

Oui. Lorsque l’on étudie l’anthropologie à l’université, on nous apprend à adopter une démarche compréhensive, à ne pas critiquer en amont les pratiques qu’on étudie. J’avais 21 ans quand j’ai commencé à étudier le chamanisme au Pérou. J’ai assisté à des cérémonies chamaniques dans lesquelles il était question d’énergies et d’esprits. Je prenais tout cela en notes sans sourciller. Prendre au sérieux cette pratique ne m’a pas demandé beaucoup d’efforts. Puis, à mon retour en France, je me suis rendu compte, pour la première fois, de l’existence de magnétiseurs. Je me suis également étonnée de mon désintérêt initial pour cette pratique et de mon absence de connaissances à leur égard. C’est ce qui m’a amenée à comparer les deux pratiques – le magnétisme et le chamanisme –, en France et au Pérou, dans le cadre de mon doctorat. Finalement, j’ai trouvé si intéressant d’enquêter sur le magnétisme en France que mon travail sur le chamanisme péruvien est devenu secondaire.

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Sur les 32 personnes que vous avez interviewées dans le cadre de votre ouvrage, 7 ont dit voir des esprits. Comment avez-vous réagi à cela ?

À mon retour en France, j’ai été très surprise d’entendre parler d’esprits. Je pensais aller à la rencontre de magnétiseurs au fin fond de villages et entendre parler uniquement d’énergies, alors que je me suis retrouvée en ville, à échanger avec des magnétiseurs affirmant voir des esprits. Cela a été un choc épistémologique, dans le sens où j’ai eu beaucoup de difficulté à garder la position d’anthropologue compréhensive qu’il m’avait été si facile de tenir face au chamanisme. Au Pérou, je me disais que cela faisait partie intégrante de la " culture locale ". En France, j’ai échangé avec des personnes surdiplômées et érudites persuadées de voir des esprits. Ma première réaction a été ethnocentrique (je me suis demandé : " Mais comment ces personnes peuvent-elles encore croire à ces choses-là ? "). Ce qui n’était pas du tout adapté à une étude scientifique du magnétisme et de la médiumnité ! Comme je le raconte dans mon livre, il m’a fallu prendre pas mal de recul pour parvenir à une analyse sociologique de ces pratiques…

Dans le livre, vous détaillez les épreuves à franchir pour ouvrir un cabinet de magnétiseur. Pouvez-vous résumer vos découvertes ?

La première chose que j’ai notée en échangeant avec les 32 personnes intégrées à mon étude, c’est qu’il y avait autant d’hommes que de femmes, avec des professions très variées : commandant de police, professeure agrégée en chimie, employé en restauration, etc. La plus jeune avait 27 ans, le plus âgé 87. J’ai réalisé que toutes ces personnes avaient suivi le même parcours pour devenir magnétiseuses. Parcours qui débute toujours par ce que je nomme une " expérience énigmatique ". Par exemple le fait d’avoir vu des " êtres lumineux " et se croire fou.

Dans la société française, il y a deux options face à ce type d’expérience  : soit on la met sur le compte d’une hallucination, soit on affirme l’existence réelle d’esprits. Et pour franchir le pas et devenir magnétiseur, il faut réussir, envers et contre toutes et tous, à dire qu’on a vraiment vu des esprits, et non pas été victime d’hallucination. Ou bien – autre cas d’expérience énigmatique – que la personne qu’on a guérie par imposition des mains l’a été grâce à de l’énergie et non pas par effet placebo. Toutes les personnes que j’ai interviewées ont dû franchir ce pas : aujourd’hui, elles affirment avoir réellement vu des esprits ou guéri quelqu’un grâce à de l’énergie. Mais pour réussir à affirmer cela et donc devenir magnétiseuses, il a fallu qu’elles fassent la rencontre d’autres magnétiseurs et d’autres médiums les convainquant de la réalité de leur expérience. Chez certaines personnes, la résolution de ce doute peut prendre des années ! Et il ne suffit pas de cesser de douter pour devenir magnétiseur, il faut ensuite soigner de plus en plus de personnes pour acquérir de l’expérience et avoir une patientèle régulière. Ce n’est que dans ce cas-là que des individus en viennent à arrêter leur première activité pour se lancer pleinement dans le magnétisme, en ouvrant un cabinet et en se faisant rémunérer.

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Vous expliquez également que devenir magnétiseur s’oppose au naturalisme. Pouvez-vous clarifier ?

Il me faut revenir sur ce terme compliqué qu’est le " naturalisme ". Philippe Descola l’emploie pour définir " notre " ontologie, c’est-à-dire la façon propre aux humains occidentaux de s’identifier aux non-humains. Pour faire court, il explique que les Occidentaux ont tendance à considérer qu’ils ont le même type de corps que les animaux (une " physicalité universelle "), mais un esprit différent du leur (une " intériorité singulière "). C’est pour ça que d’un côté nous faisons des expérimentations sur des animaux pour mieux connaître le corps humain, et que de l’autre nous affirmons que les animaux n’ont pas la même réflexivité que nous. Ceci est caractéristique du naturalisme propre à l’Occident. Au fil du temps, le naturalisme s’est installé, basé sur cette séparation avec d’un côté une nature universelle et des lois qui vont régir de façon universelle les corps (la physique, la chimie, etc.), et de l’autre des esprits singuliers donnant lieu à une multiplicité de cultures.

Philippe Descola a développé cette analyse à partir d’un terrain d’étude en Amazonie, chez les Jivaros, dans les années 1970. C’est en se rendant compte que ce dualisme n’avait pas cours chez eux qu’il a pris conscience de son existence en Occident. Les Jivaros sont animistes : ils considèrent que les animaux et les humains ont le même type d’intériorité, donc le même type d’esprit. En revanche, ils ont une physicalité différente : un corps recouvert de plumes, de poils ou d’écailles qui va les distinguer les uns des autres.

Quel lien y a-t-il avec le magnétisme ?

Dans la question posée par la pratique du magnétisme (" Est-ce un esprit ou une hallucination ? "), on voit le naturalisme en œuvre. On voit en acte cette opposition entre ce qui existerait de façon naturelle et universelle et ce qui n’existerait que par l’esprit des êtres humains, que par les projections, l’imagination, les hallucinations humaines. Lorsque les magnétiseurs me racontent leur vie, ils se comportent de façon naturaliste. Toutefois, dans leur pratique, et c’est là que cela m’a interpellée, ce n’est pas le cas. On ne voit pas le naturalisme à l’œuvre dans la pratique magnétique. Les magnétiseurs ne vont pas dire à leurs patients " Voyez, l’énergie est ici, à cet endroit précis " ou " Si vous sentez un picotement dans la jambe, c’est de l’énergie ". L’énergie est une entité qui n’est jamais objectivée radicalement, ramenée à un statut de chose universelle, que tout le monde peut percevoir en même temps, au même endroit. Mais elle n’est jamais réduite à une hallucination non plus. Dans la pratique magnétique, l’énergie a un mode d’existence qui échappe au naturalisme. Alors j’ai employé un terme émanant aussi du travail de Descola, qui est de dire que le magnétisme est " analogique ". L’analogisme était l’ontologie hégémonique en Occident avant le développement des sciences et donc avant l’émergence du naturalisme.

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Qu’en est-il des critiques et des poursuites auxquelles ont toujours été confrontés les magnétiseurs ?

Il y a eu, en particulier à la veille de la Révolution française, de nombreuses poursuites, mais il y en a très peu aujourd’hui. Pendant la Révolution, le magnétisme a été contraint d’évoluer clandestinement et les poursuites étaient nombreuses. Elles sont devenues intenses à la fin de la Seconde Guerre mondiale suite à la création de l’ordre des médecins. Dès qu’un patient racontait à son médecin qu’il était allé consulter un magnétiseur, le médecin poursuivait le magnétiseur pour exercice illégal de la médecine, avec l’appui de l’ordre des médecins ou du syndicat des médecins. Les personnes qui se présentaient à la barre pour témoigner du fait que le magnétiseur les avait guéries apportaient finalement la preuve qu’il y avait bien exercice illégal de la médecine. Face à ces poursuites de plus en plus nombreuses, les magnétiseurs ont, avec le concours d’un médecin, créé en 1951 une association pour protéger leurs adhérents. Ils ont embauché un avocat et essayé de comprendre pourquoi ils étaient poursuivis. Peu à peu, ils ont professionnalisé leur pratique en suggérant à leurs adhérents de se présenter non comme une alternative à la médecine mais comme un complément. Ils ont également interdit à leurs membres de pratiquer des tarifs trop élevés. En outre, ils ont tenté de prouver l’existence de l’énergie de façon naturaliste. Cette tentative s’est révélée infructueuse mais ils se sont inscrits dans une démarche plus scientiste. Et donc aujourd’hui il n’y a quasiment plus de poursuites. Quand il y en a, c’est parce qu’il y a eu un abus sexuel, une démarche sectaire ou des praticiens prétendant guérir une personne d’un cancer, en la faisant abandonner son traitement conventionnel et en lui soutirant de fortes sommes d’argent.

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Qu’est-ce qui explique vraiment sociologiquement " le retour du monde magique " ? Est-ce parce que les magnétiseurs se sont présentés non pas comme alternatifs mais comme complémentaires à la médecine conventionnelle ?

Oui. Nous assistons à un retour du monde magique dans la mesure où, avant, la pratique du magnétisme était encore présente mais de manière clandestine. Aujourd’hui, elle gagne en légitimité. Je l’explique par la division du travail : la professionnalisation à la fois de la médecine et du magnétisme. C’est-à-dire que les médecins sont, petit à petit, devenus de plus en plus spécialistes, techniques, en ayant moins de temps à consacrer à leurs patients. Et des médecins se sont aperçus que des patients pouvaient aller mieux s’ils consultaient des magnétiseurs en complément du traitement conventionnel. À côté, le magnétisme s’est professionnalisé et s’est assaini en bannissant le charlatanisme. Bref, le fait que, dans la société, les tâches se divisent de plus en plus et que de nouvelles professions émergent explique, selon moi, la fin des poursuites contre les magnétiseurs et la plus grande légitimité institutionnelle dont ils bénéficient en comparaison aux années 1960.

Vous dites aussi que la légitimation de la pratique du magnétisme participe à une transformation des institutions modernes et notamment de l’hôpital…

Oui, même si, dans les faits, les magnétiseurs peuvent rarement se rendre sur place dans les hôpitaux… Cependant, il y a des hôpitaux que j’ai visités où les magnétiseurs sont recommandés par des médecins. Lors d’entretiens auxquels j’ai assisté, les médecins recommandaient à leurs patients d’aller voir un magnétiseur pour les brûlures liées à la radiothérapie. Certains hôpitaux disposent même des cartes de visite de magnétiseurs et des brochures avec une liste de toutes les thérapies complémentaires à destination des patients atteints, par exemple, de cancer. Bien sûr, en spécifiant de continuer le traitement conventionnel.

En quoi cette longue enquête vous a-t-elle transformée ?

J’ai commencé l’enquête en étant relativement sceptique et totalement ignorante vis-à-vis de ces questions. Aujourd’hui, je dirais que je ne suis pas une inconditionnelle du magnétisme dans la mesure où je ne vais pas encourager quelqu’un à aller voir un magnétiseur pour quelque maladie que ce soit. Mais j’ai compris que cette pratique faisait du bien à de nombreuses personnes. J’ai compris aussi que des problèmes de peau, type verrue, zona, psoriasis ou brûlures, passaient chez les personnes s’étant rendues chez un magnétiseur. Dans ce cas précis, j’ai tendance à encourager la chose. Plus généralement, je pense que toute enquête longue – j’ai mis six ans à écrire ma thèse et j’ai passé trois ans sur le terrain –, est transformatrice. ◆

Aller plus loin :

Le retour du monde magique, Magnétisme et paradoxes de la modernité, de Fanny Charrasse, éd. Les empêcheurs de penser en rond, 416 p., 23,50 €.

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