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Quand le néolibéralisme s’infiltre jusque dans nos veines

Présenté comme une participation citoyenne au bien-être de la communauté par le système néolibéral, le don d’échantillons biologiques n’en finit pas de mettre notre corps en pièces. Qu’il s’agisse du commerce mondial du plasma, de la constitution de biobanques ou encore de la congélation d’ovocytes, tout est bon à mettre à disposition des biotechnologies.

Élise Kuntzelmann

Nous avions interviewé Fabrice Colomb, sociologue, enseignant-chercheur à l’université d’Évry- Paris-Saclay dans notre numéro de mars. Il nous avait alors confié que l’idée de son livre Le capitalisme cannibale (1) avait émergé d’une forme de surprise face à l’opposition faite entre le don de sang rémunéré et non rémunéré : " D’un point de vue élémentaire, un don n’est, pour moi, jamais rémunéré. Je trouvais donc que cette expression était une sorte d’oxymore qui méritait d’être creusé. C’est de là que j’ai progressivement tiré le fil de la marchandisation du corps dans la continuité des travaux de la sociologue Céline Lafontaine notamment. "

Plus globalement, le sociologue a toujours été très mal à l’aise vis-à-vis de toute forme d’instrumentalisation des êtres humains, du vivant en général. Puis, il a découvert des choses sur la marchandisation du lait maternel qui ont continué d’attiser sa curiosité et il a poursuivi son enquête. Il s’est toutefois longuement arrêté sur le business incroyable qui touche le sang, et plus particulièrement le plasma sanguin.

Pour mémoire, le plasma sanguin, fluide couleur or, constitue 55 % du sang. Il y baigne les cellules du sang et contient des éléments permettant de produire des médicaments pour soigner des maladies comme l’hémophilie ou la leucémie. Et ce sang, qu’il soit collecté gratuitement ou pas, est toujours vendu à l’entreprise qui produit des médicaments. En fin de compte, l’origine payante ou non du sang ne change rien au fait qu’une fois qu’il est collecté, il est forcément vendu…

Congélation des ovocytes, pour qui ?

Au sujet de la congélation des ovocytes, la sociologue Céline Lafontaine a souligné, à l’occasion d’une émission* sur France Culture, que la plupart des ovocytes congelés ne seront probablement pas utilisés par les femmes et serviront la recherche biomédicale. « Les femmes qui décident de subir ces traitements ne sont souvent pas dans une logique carriériste. Elles ont la sensation que l’horloge biologique est devenue inadaptée et qu’elles ne se sentent pas capables de répondre aux exigences de la société », estime Céline Lafontaine. En bref, une sorte de pression sociale s’exerce sur le corps des femmes qui prend la forme de la congélation des ovocytes. Sous couvert d’un choix réfléchi de planification et de mise en avant de la carrière des femmes, on est plutôt dans une forme de pression induite.

" De l’or dans le sang "

C’est cet aspect commercial qui a également troublé la journaliste et autrice Clara Robert-Motta. Dans son livre De l’or dans le sang (2), elle raconte que son enquête a débuté par un chiffre qu’elle lit à la va-vite sur un fascicule de salle d’attente, alors qu’elle s’apprête à donner son sang : 90 % du plasma collecté est utilisé pour fabriquer des médicaments. Elle poursuit son récit en indiquant que les connaisseurs comparent parfois le plasma au pétrole, car comme le pétrole, le plasma peut être fractionné, autrement dit découpé en petits composants que l’on pourra exploiter individuellement par la suite.

" Les protéines présentes dans le plasma sont séparées pour devenir des médicaments ultra-sophistiqués et demandés tels que les immunoglobulines, l’albumine ou encore les facteurs de coagulation, détaille-t-elle. Bref, les médicaments dérivés du plasma sont les œufs d’or d’une industrie qui pèse 31 milliards d’euros en 2023, et qui devrait en peser 50 milliards d’ici 2030. "

Ces médicaments ultra-sophistiqués sont pour le moment impossibles à reproduire en laboratoire et nécessitent cette matière première compliquée à collecter éthiquement parlant : le sang humain. Clara Robert-Motta : " Si la plupart des pays font appel aux dons pour le recueillir, certains ont fait le choix d’acheter le plasma de leurs concitoyens comme l’Allemagne, la Tchéquie, l’Autriche, la Hongrie, la Chine et les États-Unis. Ces derniers sont les leaders incontestés de la collecte de plasma. Dans le pays de l’ultralibéralisme, un Américain peut vendre son plasma jusqu’à deux fois par semaine pour une soixantaine de dollars à chaque fois. Les États-Unis procurent 70 % du plasma utilisé dans le monde et ne représentent pourtant que 40 % de la demande. "

Le boom des centres de collecte du sang

Les entreprises américaines (mais pas que) ont ainsi installé des centres de collecte dans les quartiers les plus pauvres. Dans un reportage publié le 5 février 2024 sur le site de France Info, intitulé " Santé : le plasma, cet “or” aux sources d’un marché qui explose "3, une journaliste entre en caméra cachée dans un laboratoire américain situé à Baltimore. Le détail des tarifs est fait par l’agent d’accueil : " Le premier prélèvement est payé 40 dollars, le second 100 dollars. On a une offre spéciale : 800 dollars pour 8 prélèvements en un mois. " Le reportage nous apprend qu’après chaque prélèvement, le centre verse immédiatement la somme. Une carte permet de retirer l’argent. Pour les donneurs que les journalistes ont rencontré ce jour-là, vendre son plasma permet de joindre les deux bouts : " Vous pouvez venir ici et vous faire de l’argent facilement pour dépanner ; c’est de l’argent facile pour payer l’essence, les courses… Qui n’a pas besoin d’argent de nos jours ? " Et le reportage de conclure que cette détresse a été bien comprise par les laboratoires. Ces derniers ouvrent en effet des centres à travers tout le pays et surtout dans les quartiers défavorisés, à côté des universités ou encore à la frontière mexicaine. Là-bas, tous les jours, des milliers de personnes mexicaines traversent la frontière avec leur visa touriste pour vendre leur plasma. Un Américain peut vendre jusqu’à 104 fois par an son plasma, là où la France n’autorise que 24 prélèvements gratuits par an. (Lire encadré ci-dessous.)

Dons de plasma à outrance…

Cent quatre ventes de plasma autorisées par personne et par an aux États-Unis ! Un chiffre qui interroge, surtout si on le compare avec la France (24 dons maximum). Dans son livre2, la journaliste Clara Robert-Motta cite le cas de Richard pour qui le processus est devenu " banal " même s'il est " parfois fatigué " après un don, et l'autrice se demande : " Cette aiguille deux fois par semaine dans son bras, n'est-elle pas dangereuse pour sa santé ? " " Du côté de la recherche scientifique, poursuit-elle, ce n'est pas tout à fait clair… en mai 2023, des chercheurs de l'université de Louvain […] ont réalisé une étude approfondie sur les conséquences de la plasmaphérèse intensive. Les conclusions sont assez nettes : faire un don deux fois par semaine impacte sévèrement le taux de protéines. Pour autant, personne ne semble capable de dire quelles sont les conséquences sur la santé des donneurs. En revanche, ce flou n'empêche pas les entreprises d'utiliser les études scientifiques à leur avantage, quitte à simplifier voire déformer les conclusions. "

Collectes et pénuries

En France, le sang donné est collecté par l’Établissement français du sang (EFS). Ensuite, ce collecteur vend le plasma à un laboratoire de fractionnement, en l’occurrence le Laboratoire français de biotechnologie. Ce laboratoire, véritable industrie du plasma, fabrique le médicament et le vend à des patients ou à des hôpitaux. Mais, dans notre pays, les deux tiers des médicaments dérivés du plasma consommés ont été fabriqués à partir de plasma américain. Et 30 % du sang distribué dans les hôpitaux provient de collectes rémunérées en Europe et aux États-Unis. Fabrice Colomb : " Ceci s’explique tout simplement parce qu’il y a couramment des pénuries de sang collecté par l’EFS. Les hôpitaux sont alors contraints de se tourner vers des partenaires qui en disposent, et ce sang est fréquemment collecté contre de l’argent. Ainsi, même en France, nous n’échappons pas au marché du sang rémunéré. "

Clara Robert-Motta abonde dans ce sens : " Alors qu’elle se targue d’avoir un modèle éthique et autosuffisant, la France – et plus généralement l’Europe –, sont ultra-dépendantes du marché américain qui les abreuve en plasma rémunéré. " Le modèle français construit après la crise du sang contaminé dans les années 1990 ne suffirait donc plus à subvenir aux besoins croissants des patients.

" Le corps-marché "

Comme le mentionnait Fabrice Colomb, la marchandisation du corps n’est pas quelque chose d’anecdotique. Les biobanques, ces institutions qui collectent, stockent et vendent des échantillons biologiques à des industries pharmaceutiques ou à des laboratoires de recherche, en sont un bon exemple. Le chiffre d’affaires mondial des biobanques avoisine les 50 milliards de dollars. L’idée serait qu’il soit possible de disposer, dans une armoire gardée par un laboratoire, de pièces détachées pour son propre usage. Une sorte de kit de rechange.

Aux États-Unis, il y a des centaines d’annonces de donneuses qui proposent leur lait pour deux euros les 30 cl. Sans oublier les restaurateurs qui proposent des recettes de hamburgers ou de fromages à base de lait maternel. Par ailleurs, les os de cadavre peuvent être employés pour fabriquer des boulons servant à fixer les couronnes dentaires. Une fois prélevés, ces os sont remplacés, dans les cadavres, par des tubes de PVC. De manière générale, " un récupérateur de cadavres " peut gagner jusqu’à 10 000 dollars pour la vente d’un corps à des entreprises biomédicales. Le corps dispose ainsi de nombreuses vertus pour le marché…

Dans son ouvrage Le corps-marché (4), Céline Lafontaine, sociologue, professeure titulaire au département de sociologie de l’université de Montréal, analyse : " Le corps-marché représente ainsi la phase la plus achevée du capitalisme où chaque individu est conçu comme un entrepreneur devant investir dans son capital biologique. Parce qu’elle s’enracine dans les soubassements anthropologiques les plus profonds – le désir d’échapper à la maladie, le rêve d’une jeunesse éternelle et la peur de la mort –, la bioéconomie du corps humain est l’expression ultime du capitalisme qui se nourrit des promesses et des espoirs portés par les innovations biomédicales. " Et de conclure : " Et c’est bien là toute la force du néolibéralisme propre à la bioéconomie : rendre socialement légitime “l’usage humain des êtres humains”. "

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