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"Le marché est fait pour que les gens tombent malades", Dr Jean-David Zeitoun

Médecin et épidémiologiste, Jean-David Zeitoun, explique dans son livre* que l’épidémie actuelle de maladies industrielles entraîne un lent suicide de l’espèce humaine, qui n’a cependant rien d’une fatalité. Cette logique traduit le fait que la société mondiale est mal faite. La croissance des industries pathogènes suffit en tout cas à prouver la défaillance politique…

Élise Kuntzelmann

Dans votre ouvrage, vous alertez sur la baisse de l’espérance de vie. Depuis quand est-elle préoccupante ?

Bien qu’il ne soit pas le seul, l’espérance de vie est un indicateur très signifiant. Il a pratiquement été multiplié par trois dans les pays occidentaux entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XXIe siècle. Depuis 2010, les choses sont moins claires, en particulier dans les pays riches. Dans certains pays, l’espérance de vie était déjà en baisse avant la pandémie de Covid, notamment aux États-Unis. Dans d’autres pays, elle stagne. Cette baisse est également observée pour d’autres indicateurs tels que la mortalité cardio-vasculaire ou la mortalité infantile. Depuis le XXIe siècle, on commence à voir des preuves sérieuses d’une régression de la santé.

La France suit-elle les mêmes tendances ?

En France, un ralentissement de la hausse de l’espérance de vie a été constaté à partir de 2010. La mortalité infantile croît depuis 2012. L’Insee a publié des données portant sur l’année 2022. Elles révèlent une stagnation ou une baisse de l’espérance de vie selon les catégories de population par rapport à 2019, dernière année sans pandémie.

La santé a commencé à s’améliorer avec le développement industriel et a ensuite continué à le faire avec la croissance économique. Où en est-on ?

Personne ne sait si la croissance économique du XXIe siècle permettra indéfiniment une progression de la santé. Ce que l’on peut dire, c’est que, indépendamment de la pandémie, il y a une croissance de certaines maladies chroniques comme les cancers, le diabète ou encore l’obésité qui commence à avoir un impact tel que l’espérance de vie recule aux États-Unis, ce qui est du jamais-vu dans un pays dit riche. Pendant des dizaines d’années, la médecine et la pharmacie ont réussi à compenser les effets de ces maladies en les traitant, mais maintenant, nous nous trouvons débordés. La médecine progresse, mais pas la santé. Les industries chimiques et alimentaires sont en grande partie responsables de cette dégradation. Sans que cela soit forcément voulu ou que les acteurs de cette croissance économique en soient conscients, celle-ci a créé une offre de maladies

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Vous dites que l’offre et la demande conduisent au suicide de l’espèce. Pouvez-vous développer ?

La thèse du livre repose sur le fait que la croissance des risques existe parce qu’elle appartient elle-même à la croissance économique. La plupart de ces risques sont directs, comme les risques alimentaires, le tabac, l’alcool ou les drogues légales et illégales. Et puis, il y a une « offre de risques » indirecte liée à la pollution. Pollution que l’on transfère à l’environnement et qui endommage la santé humaine et les écosystèmes. Pour que cette offre se perpétue, il est nécessaire qu’en face quelqu’un l’achète, qu’il y ait une demande. Cette demande est l’autre grand thème qu’essaie d’analyser le livre. La demande permet à l’offre d’exister, et c’est d’autant plus pernicieux qu’au fond, personne ne veut d’une société malade. 48 % des années de vie perdues ou vécues avec une maladie sont dues à une exposition à l’un ou plusieurs de ces risques.

Parmi ces risques, vous évoquez les aliments ultra-transformés (AUT). Ne pensez-vous pas que les citoyens sont avertis de leurs dangers et y prennent garde ?

Je ne crois pas. Si l’on se penche par exemple sur le Nutri-score1, que l’on peut considérer comme une avancée, il ne prend pas en compte la transformation des aliments. Estimer la quantité de fructose, de produits ajoutés et de transformations nécessite d’avoir fait des études assez poussées. Le deuxième obstacle est d’ordre économique : la pauvreté commande directement l’achat de produits toxiques. Et si les AUT ne sont pas chers, c’est qu’ils n’incorporent pas les dépenses qu’ils font supporter à la société. Le marché est fait pour que les gens tombent malades. Il n’est pas fait pour les protéger. Que votre ordinateur soit moins sophistiqué parce que vous n’avez pas assez d’argent n’est pas grave. Pour l’alimentation, le problème est sérieux. C’est comme si l’on vous disait que votre eau du robinet est polluée selon votre revenu. Vous trouveriez cela scandaleux. Pourtant, c’est ce qui arrive avec l’alimentation.

Que faire alors ?

S’en prendre à l’offre de risques. Utiliser les méthodes qui ont fait leurs preuves contre d’autres risques, à savoir la régulation et la taxation. C’est mal vu, mais ça marche. Cela a fonctionné contre le tabac, l’alcool dans certains pays, la pollution de l’air, etc. En revanche, contre les risques en croissance comme dans l’alimentation justement, cela n’a pas été mis en place. La croissance du risque alimentaire continue son tracé, et l’obésité est en augmentation dans quasi tous les pays du monde.

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Pourquoi une telle défection politique ?

Les politiques estiment que le secteur alimentaire est plus délicat à réguler que le tabac. Nous ne sommes pas obligés de fumer. Ensuite, ils ont trop peur de toucher au secteur industriel parce qu’ils sont obsédés par la croissance et le chômage. Leur vision de la liberté des individus et de leur capacité à se débrouiller dans une montagne de risques est erronée. Pour finir, je pense qu’ils sous-estiment les dommages épidémiologiques des risques aujourd’hui en circulation.

Faut-il aller vers de la décroissance ?

Oui, en partie. Si l’État ne régule pas par le biais de taxes, nous allons continuer à avoir une croissance des risques et des maladies consécutives. Il faut aussi s’en prendre à la demande, mais cela exige un traitement social, pas individuel. Le phénomène de la dissémination des risques rend illusoire le contrôle par l’individu de son destin de santé. Quand vous avez des risques partout, demander aux gens de les éviter est très difficile. Pour l’alimentation comme pour les autres risques, le traitement le plus efficace est le traitement à grande échelle. Et pas le fait de laisser l’offre prospérer en espérant que la demande se contrôle elle-même.

Observez-vous chez vos patients les conséquences de ces risques ?

Oui. Tous les médecins, ainsi que les non-médecins les voient. Chacun, dans son entourage, connaît quelqu’un qui a eu, pas très âgé, un cancer colorectal ou un cancer du pancréas, une jeune fille qui a de l’endométriose ou une puberté avancée, une femme qui se fait soigner pour un cancer du sein à 35 ans. Lorsque des scolaires font une sortie, les groupes comprennent de plus en plus d’enfants obèses, que nous ne voyions pas avant. Le changement épidémiologique en cours n’est pas exclusivement constaté par les médecins.

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Pour ce qui est de la pollution, vous dites que ce devrait être aux industriels de démontrer la sécurité de leurs produits et non aux scientifiques d’aller débusquer les risques…

Pour de nombreux produits chimiques mis sur le marché, il n’est pas imposé aux industriels de démontrer leur innocuité alors que, pour les retirer, il faut prouver de façon très solide le fait que le produit est toxique. Ce qui est très compliqué parce qu’il est toujours possible aux industriels de semer un doute. L’approche devrait être inversée : l’industriel ne devrait pouvoir commercialiser son produit qu’après avoir démontré son innocuité. Jamais vous ne prendriez un médicament qui a été commercialisé avec aussi peu de preuves comme le sont les produits chimiques. Pourtant les produits chimiques sont partout.

Comment voyez-vous l’avenir de notre espèce ?

À court terme, c’est évidemment en train de mal se passer. À moyen et long terme, c’est plus délicat à dire. Je pense que les gens sont en avance sur les leaders politiques. Ceux-ci ne semblent pas conscients que les citoyens sont prêts à faire évoluer le modèle actuel au profit d’un modèle où la croissance économique ne serait plus un objectif en soi. Le jour où un leader osera prendre ce défi à bras-le-corps, les citoyens suivront, j’en suis sûr, parce que la question n’est pas d’être plus riches ou plus pauvres, mais d’être moins malheureux.

 

* Le suicide de l’espèce, éd. Denoël, 256 p., 20 €.

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