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"On accepte l’idée que pour produire, il faut un nombre de malades et de morts du travail", Anne Marchand

Issu de sa thèse, réalisée en suivant et en aidant des malades du cancer de Seine-Saint-Denis à faire reconnaître l’origine professionnelle de leur cancer, l’ouvrage d’Anne Marchand met en exergue cette épidémie silencieuse. De la reconnaissance en maladie professionnelle à l’urgence de revoir nos modes de production pathogènes, la sociologue attire l’attention sur la valeur des vies au travail.

Élise Kuntzelmann

Comment le sujet de votre livre a-t-il émergé ?

Cela fait longtemps que je m’intéresse de près ou de loin aux questions de santé au travail. Peut-être parce que je viens d’une région assez concernée qui est la Lorraine. Dès l’adolescence, j’ai vu beaucoup de manifestations, non pas pour la santé au travail mais contre la suppression des emplois et la fin de la sidérurgie. Assez rapidement, ont suivi des manifestations pour la reconnaissance des maladies liées à l’amiante. Lorsque j’ai pu reprendre des études, j’ai voulu comprendre pourquoi revenait de façon récurrente cette question du parcours du combattant et de la non-reconnaissance des maladies professionnelles. L’enquête que je détaille dans le livre, je l’ai menée au sein du Giscop93, un dispositif de recherche-action basé en Seine-Saint-Denis. Le Giscop travaille en partenariat avec des services hospitaliers qui lui signalent tous leurs patients nouvellement diagnostiqués d’un cancer sur certaines localisations. Dans ce cadre-là, j’ai pu accompagner dans leurs démarches près de 200 salariés ou retraités atteints d’un cancer du poumon et leurs proches et échanger régulièrement avec eux.

Que vous ont appris ces échanges ?

Pour la plupart des personnes que j’ai suivies, le lien entre leur travail et leur cancer était très difficile à envisager. Le cancer du travail était, pour elles, un impensé. Notamment parce que la maladie survient des dizaines d’années après les expositions cancérogènes, ce qui nécessite de faire un saut dans l’histoire de son travail. Et puis, elles ignoraient avoir été exposées à des cancérogènes. Au contraire, elles étaient persuadées d’avoir été protégées par divers dispositifs : des équipements de protection individuelle, une surveillance médicale renforcée ou le fait de ne pas dépasser les valeurs limites d’exposition. Elles n’étaient finalement pas conscientes que ces dispositifs étaient le résultat de compromis sociaux plus qu’une réalité scientifique. Les équipements de protection ne sont pas totalement fiables. La surveillance médicale n’empêche, quant à elle, en rien de tomber malade. Elle permet éventuellement juste de détecter précocement une maladie. Concernant les valeurs limites d’exposition, par exemple, il n’existe pas de valeur seuil en dessous de laquelle il n’y a pas de risque de déclencher un cancer. En d’autres termes, cela signifie que l’on accepte socialement le risque qu’un certain pourcentage de personnes développe la maladie ; on accepte l’idée que pour produire, il faut un certain nombre de malades et de morts du travail.

Comment se battent ces personnes pour faire reconnaître leur cancer comme maladie professionnelle ?

Une fois que les malades ont été informés par le Giscop93 sur le fait d’avoir été exposés à des cancérogènes, leur priorité n’est pas toujours de s’engager dans une longue démarche de reconnaissance. Les malades se battent contre leur cancer, contre l’épuisement et essaient de maintenir les ressources financières à un moment où ces dernières chutent fortement.

Souvent, les malades ne souhaitent pas en demander plus. Par méconnaissance du système de financement de ces maladies professionnelles, ils s’inquiètent de contribuer à aggraver le trou de la Sécurité sociale avec leur chimiothérapie.

N’est-ce pas la branche maladie qui finance les maladies professionnelles ?

Non, ce n’est pas la branche maladie, que nous subventionnons tous et dont on nous rabâche qu’elle est déficitaire, qui finance cela, mais la branche accidents du travail et maladies professionnelles, subventionnée par les employeurs. Une fois que les malades sont avertis du mode de financement de leurs soins, cela les encourage davantage à recourir au droit.

Nous avons des politiques publiques qui affichent la volonté de réduire le non-recours aux droits. Paradoxalement, dans toutes les campagnes mises en place, la question du financement n’est jamais abordée.

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Vous dites aussi que cela coince au niveau du corps médical. Pouvez-vous préciser ?

La déclaration en maladie professionnelle est à l’initiative de la personne malade. Mais pour qu’elle puisse l’effectuer, il lui faut détenir un certificat médical initial en maladie professionnelle. En bref, le droit de la réparation confère au corps médical un rôle central. Or, de nombreux rapports et travaux, et plusieurs entretiens que j’ai pu mener montrent que le corps médical satisfait très peu à cette obligation-là.

Pourquoi  ?

Les médecins sont peu formés à ce droit très spécifique, qui les éloigne de leur corps de métier qui est le soin. Faute de connaissances sur ce système de réparation, ils ne sont pas conscients qu’il s’agit d’un compromis social et que l’on ne se situe pas dans le domaine de la causalité médicale stricto sensu. Les maladies professionnelles sont reconnues sur la base de tableaux qui, au-delà de la désignation de la maladie, comprennent également des critères administratifs, techniques et une liste d’activités professionnelles concernées. De nombreux médecins sont formés à la causalité médicale et vont estimer, par exemple, que si un patient atteint du cancer du poumon fumait, c’est cela qui est en cause. Sans savoir que les tableaux peuvent reconnaître en maladie professionnelle un cancer même chez un fumeur. À partir du moment où la maladie, la situation, correspond à tous les critères du tableau.

Je souligne cela car le cancer est une maladie multifactorielle. Ce caractère multifactoriel a été reconnu d’emblée par la loi sur les maladies professionnelles de 1919 : c’est bien parce qu’il est impossible scientifiquement et médicalement de distinguer un facteur d’un autre que la réparation n’est que forfaitaire.

Pourquoi les tableaux n’incluent-ils pas uniquement des critères médicaux ?

Les tableaux sont le résultat de négociations sociales qui ont lieu dans des conditions assez inégales, entre représentants de syndicats de salariés et d’employeurs, aux intérêts divergents. Si l’on ouvre les tableaux à la réparation, il y aura davantage de maladies à financer par les employeurs. Et inversement. Les tableaux sont construits substance par substance, alors que dans la réalité du travail, les salariés sont majoritairement polyexposés ; soit simultanément à plusieurs cancérogènes soit successivement dans leur carrière.

La dernière enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels)* de 2017 le montrait bien : en moyenne, sur les 11 % de salariés exposés à des cancérogènes, près de 80 % le sont à plus de trois substances. Ces 11 % représentent essentiellement des adultes jeunes, entre 19 et 50 ans, pour la majorité des ouvrières et des ouvriers mais également des artisans, des personnels soignants, des vétérinaires, des coiffeuses, des enseignants, des personnels de bureau, des laborantins, des manucures, etc.

Pourquoi cela touche-t-il majoritairement la population ouvrière ?

Je me souviens d’un entretien, il y a des années déjà, avec un ancien ajusteur dans la construction de bateaux. Il était malade de l’amiante et s’étonnait de voir que des campagnes de santé publique avaient rapidement vu le jour pour quelques personnes mordues par un chien enragé, tandis que les malades de l’amiante continuaient de mourir dans l’indifférence générale. Il faisait également le parallèle avec l’épidémie de sida. Plusieurs travaux en lien avec le deuxième scandale lié à l’amiante dans les années 1995-1996 l’ont bien montré : c’est une fois que la problématique est sortie du monde du travail vers les consommateurs que le scandale a vraiment éclaté et que son interdiction a été votée. Tant que cela ne concernait que des ouvriers, cela ne faisait pas bouger grand-monde…

Vous citez le cas d’un ouvrier pour lequel il était plus indiqué, afin d’obtenir réparation, de miser sur l’amiante plutôt que sur les gaz d’échappement… Pouvez-vous développer ?

Quand on tombe malade suite à l’exposition à des substances toxiques au travail, on pense avant tout à ce qu’on a soi-même perçu comme le plus gênant, le plus incommodant. Cet ouvrier était persuadé que l’exposition récurrente à des gaz d’échappement durant son travail était responsable de son cancer du poumon. Il se souvient que sa gorge le grattait, qu’il avait des douleurs au nez, à la tête. Mais les gaz d’échappement diesel ne figurent pas dans les tableaux et n’offrent donc pas une possibilité de présomption d’origine. L’amiante bénéficie, en revanche, d’une reconnaissance beaucoup plus importante parce que, d’une part, il y a un tableau qui relie le cancer broncho-pulmonaire à l’amiante et, d’autre part, parce qu’au-delà de la réparation forfaitaire, on peut aussi prétendre à une indemnisation plus importante de la part du fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. Il s’agit d’une réparation dite intégrale, qui s’approche des réparations classiques des dommages corporels en droit commun, plus proche des préjudices réels vécus par les gens. Ainsi, même si cet ouvrier n’a que très peu été exposé à l’amiante, en tout début de parcours professionnel, il aura intérêt à orienter son dossier vers cette exposition.

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Quels sont les cancers le plus souvent reconnus en maladie professionnelle ?

Le cancer du poumon arrive en tête. Environ 15 % de ces cancers sont attribuables à des risques professionnels. Le cancer de la vessie arrive en deuxième. Les tableaux de maladies professionnelles incluent également le cancer du rein, du foie, du cerveau, du sang, de la prostate. Le cancer des ovaires (en lien avec l’amiante) vient d’y être inscrit. Il y a une bataille en cours pour y ajouter le cancer du sein. En tout cas, la liste continue de s’étoffer, y compris sur des cancers qui jusqu’à présent étaient perçus comme assez banals. Je pense en particulier aux cancers dits masculins ou féminins (prostate, ovaires et sein).

Combien y a-t-il de nouveaux cas de cancers professionnels chaque année en France ?

Si l’on prend les dernières données de l’Assurance maladie, 1 633 cas de cancers professionnels ont été reconnus en 2021, majoritairement en lien avec l’amiante.

Si l’on se base sur les estimations épidémiologiques les plus consensuelles, assez basses, il y aurait entre 13 000 et 30 000 nouveaux cas en France chaque année. Ces chiffres sont en constante augmentation, pour les cancers du poumon et de la vessie notamment. Si l’on se place à l’échelle européenne, les décès par cancers professionnels seraient la première cause de mortalité par le travail. Avant les accidents du travail.

Outre l’amiante, quels sont les cancérogènes les plus répandus ?

Il y en a beaucoup. On peut citer les poussières comme la silice, les vapeurs comme les gaz d’échappement diesel, les fumées de soudage, les produits de dégradation issus des huiles de coupe lorsqu’elles chauffent, les vapeurs qui se dégagent des produits pétroliers ou houillers appelés HAP – pour hydrocarbures aromatiques polycycliques –, les colorants, les résines, les vernis, etc. À cela, on peut ajouter le travail de nuit qui a été reconnu cancérogène. On peut aussi évoquer l’oxyde d’éthylène, utilisé pour la stérilisation de matériel médical, à l’origine de la mobilisation des salariés de Tetra Médical.

Vous insistez sur le fait que les dispositifs pour mesurer et prévenir les cancers sont la plupart du temps aveugles à l’origine professionnelle du cancer. Comment pourrait-on y remédier ?

C’est compliqué. Ce que l’on peut dire, c’est que la santé au travail ne relève pas des mêmes critères et des mêmes standards que la santé publique. Elle est inscrite dans le champ de la négociation salariale. Elle se situe dans un espace qui échappe à la réflexion sur la santé d’une façon générale. Lorsque je vous disais précédemment que c’était un impensé, je le répète : les personnes exposées à un danger cancérogène ne le sont pas de manière accidentelle, mais en toute légalité dans leur activité ordinaire de travail. En France, nous avons de beaux principes de prévention : le premier étant la substitution des substances dangereuses et le dernier, tout en bas, les équipements de protection individuelle. Il faudrait peut-être commencer à réaffirmer cette hiérarchie des principes de prévention, et les mettre réellement en application. Et puis, au-delà de cela, remettre le projecteur sur ce qui se déroule dans le monde du travail car c’est de là que débordent ensuite les toxiques vers l’extérieur…

Il y a urgence, nous devons nous poser la question des productions et des besoins essentiels. Il faut tenir compte de toute la chaîne, depuis la production jusqu’à la consommation, et éviter le plus possible de rendre les gens malades, de polluer les mers, la terre, le lait maternel, l’environnement d’une façon générale.

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